Jeanne d'Arc a-t-elle été brûlée ?

 

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(NB cette page étant une des plus visitées de ce site, je me permets de suggérer aussi une visite ici...)

 


1 Un vieux débat

Jusqu'au dix-neuvième siècle, il était banal, et pas du tout choquant, de laisser entendre que Jeanne d'Arc n'avait pas été brûlée. Ainsi, une pièce de Schiller la fait mourir héroïquement mais pas sur un bûcher, et a eu assez de succès pour inspirer une demi-douzaine d'opéras (dont un de Verdi et un de Tchaikovsky).

Et puis Jules Michelet, en quête de symboles et de mythes fondateurs plus que de vérité historique, a produit une vision de l'épopée qui s'est imposée en dépit de ses invraisemblances criantes. Ceux qui osent encore soutenir la survie essuyent un matraquage qui s'apparente plus à du terrorisme intellectuel qu'à un débat correct. Il suffit de voir les titres de certains livres : "Jeanne insultée", "Jeanne face aux cauchons"...

Je ne suis pas absolument certain que Jeanne a échappé au bûcher de Rouen. Mais plus j'étudie les textes des uns et des autres, plus je me rends compte que l'honnêteté intellectuelle se trouve presque entièrement du côté des "survivistes".

2 Jeanne des Armoises

En 1436, cinq ans après le bûcher de Rouen, une femme se présente en Lorraine. Elle dit être Jeanne d'Arc. Elle est reconnue comme Jeanne d'Arc par la famille de Jeanne d'Arc, pendant plusieurs années. Elle épouse Robert des Armoises (un cousin de Robert de Beaudricourt, l'homme qui avait "lancé" Jeanne d'Arc, et devait donc aussi "tremper dans la combine"). En 1439, elle est encore reconnue comme Jeanne d'Arc par toute la ville d'Orléans, précédée par ses frères. Certains ont supposé, gratuitement d'ailleurs, que ce pouvaient être de faux frères d'une fausse Jeanne. L'ennui pour cette explication, c'est que Jean et Pierre d'Arc avaient aussi pris part aux combats de 1429 pour la défense d'Orléans, puis aux réjouissances qui avaient suivi la victoire, et étaient parfaitement connus des Orléanais. Au passage, il est affligeant que ce soient les "cauchons" et "insulteurs" qui doivent défendre l'honneur des frères d'Arc (ils sont restés jusqu'au bout aux côtés de Jeanne, et Pierre a été fait prisonnier avec elle). Le séjour de Jeanne des Armoises à Orléans va durer deux mois...

Ces faits par eux-mêmes ne sont pas discutés. Jeanne des Armoises a bien été considérée comme Jeanne d'Arc par l'entourage le plus intime de cette dernière, pendant plusieurs années, sans que rien n'indique que cette situation ait jamais pris fin.

Née d'Arc ou non, Jeanne des Armoises a voulu partir en guerre. Tous les témoins s'accordent à dire qu'elle montait à cheval et tenait la lance aussi bien que Jeanne d'Arc. Elle a d'abord collecté des fonds auprès de qui voulait bien lui en prêter, ce qui la fera bien plus tard (dans le Quid par exemple) accuser d'escroquerie. On pourrait lancer exactement la même accusation, pour la même raison, contre Jeanne d'Arc dix ans plus tôt.

Comme prévu elle est entrée en guerre, dans l'ouest. C'est alors que tout a basculé, d'une manière aussi imprévisible qu'abominable. Elle s'était associée avec un ancien camarade de combat et excellent ami de Jeanne d'Arc, soldat formidable, le meilleur choix possible en apparence. Et puis, au plus mauvais moment pour leur campagne, le voici, ce Gilles de Rais, convaincu de la plus monstrueuse série de crimes de l'histoire. A partir de là, il devient difficile de suivre la carrière de Jeanne des Armoises, née d'Arc ou non. Elle semble avoir été brisée moralement (qu'on se mette un peu à sa place...), et la suite de sa carrière tombe dans l'obscurité.

Il semble que le roi René d'Anjou l'ait obligée à déclarer qu'elle n'était pas Jeanne d'Arc. Alain Decaux, après avoir accumulé les éléments troublants en sa faveur, considère abruptement ce seul fait comme la preuve définitive de sa fausseté. Comme si Jeanne d'Arc ne s'était pas rétractée à Rouen.

3 Les mystères de Rouen

Et le bûcher alors ? En réchapper au nez et à la barbe des Anglais, dira-t-on, allons donc ! Seulement il faut sortir des clichés de l'école primaire. Les Anglais, c'était d'abord et avant tout Jean de Bedford, régent du double royaume. Cet homme a dirigé presque toute la France pendant plusieurs années sans que l'Histoire retienne rien contre son administration (il est pourtant le dernier pour qui elle aurait eu des indulgences), et il aurait probablement réussi à la garder, sans autre trouble, s'il n'était mort en 1435, à point nommé pour Charles VII. Ce n'était certainement pas son style de rechercher une basse vengeance par Eglise interposée. Par contre il devait être assez fin pour monter un "coup tordu". Explication donnée par Pierre de Sermoise : le tiers-ordre franciscain a joué un grand rôle dans la mission de Jeanne, et Anne de Bedford, son épouse, en était membre.

Pierre de Sermoise a relevé plusieurs anomalies dans l'exécution de Rouen :

  • Pierre Cauchon, président du tribunal, rend visite contre tous les usages à la condamnée juste avant l'exécution
  • Le visage de la suppliciée était masqué ("embronché" ce qui n'a qu'un sens possible s'agissant précisément du visage, et cet "embronchage" est expressément présenté comme une anomalie)
  • Le "bras séculier" (le bailli en l'occurrence) ne prononce aucune sentence (cette sentence, de pure forme puisque la cause était entendue, n'en était pas moins indispensable puisque l'Eglise ne condamnait jamais elle-même personne à mort...).
  • Le bûcher était d'une taille très grande, tout à fait hors norme, au point que le bourreau ne pourra pas, comme le voulait l'usage, étrangler la condamnée. Si c'est par cruauté pour éviter justement cet étranglement, pourquoi les juges n'ont-ils pas fait torturer l'accusée, comme l'aurait voulu l'usage, vu la fierté à la limite de l'insolence de ses répliques ?

Pourtant s'il est un domaine où l'on respecte scrupuleusement les formes, c'est bien celui des exécutions capitales (le bourreau de Savonarole a été puni pour un geste déplacé).

Et il paraît que des témoignages contemporains expriment nettement un doute sur l'identité de la suppliciée : "... fut arse [brûlée] vive, ou toute autre femme semblable à elle..." (voir liste et références dans les livres cités ci-après).

Bien, dira-t-on, mais personne ne nie qu'une femme a bien été brûlée sur la place du Marché en 1431. Qui sinon Jeanne ? Il n'était pas difficile de trouver une malheureuse remplaçante, y compris répondant au prénom très répandu de Jeanne. Tellement de motifs pouvaient conduire au bûcher, il était tellement facile de qualifier une superstition quelconque de sorcellerie, ou d'invoquer un comportement sexuel non autorisé. Mais cette femme, les témoignages sont unanimes, est morte dignement, pieusement, saintement.

On peut se demander (sans plus) si ce n'est pas là le grain de sable qui a dérangé le plan vicieux de Cauchon et Bedford. La substitution n'aurait-elle pas eu pour but de montrer la malheureuse mourant en criant sa terreur, sa haine, ses blasphèmes ? Le contraire s'est produit, a frappé les esprits, et a pu contribuer à sacraliser l'histoire du martyre de Jeanne.

4 L'attitude du roi

Il n'en reste pas moins que Charles VII ne l'a pas reconnue. "Jeanne vint droict au roy, dont il fut esbayy et ne sut que dire, sinon en la saluant bien doulcement, lui dit : Pucelle, ma mie, vous soyez la très bien revenue au nom de Dieu qui sait le secret qui est entre vous et moi. Alors miraculeusement, après avoir ouï ce suel mot, se mit à genoilz cette fausse pucelle..." Thèse "officielle", le roi a piégé l'imposteuse. Les survivistes n'ignorent ni n'éludent cet épisode, même s'ils ne sont pas toujours très heureux dans leurs explications (il est vrai que celles de leurs contradicteurs sur le séjour à Orléans le sont encore bien moins). Pour certains, "fausse pucelle" faisait simplement allusion au fait que Jeanne était mariée, et qu'une femme mariée cesse en principe (et généralement en pratique) d'être pucelle, si ce n'était déjà fait. Pour d'autres, c'était une fausse Jeanne des Armoises.

Il y a au moins deux explications plus sérieuses, compatibles avec la survie, et pas nécessairement incompatibles entre elles.

  • Jeanne n'avait été libérée que contre certaines promesses secrètes (facile à imaginer : ne pas se faire remarquer par exemple), qu'elle n'avait pas tenues et que Charles lui rappelait brusquement.
  • Charles ne l'a pas reconnue parce qu'il ne pouvait pas la reconnaître. Pouvait-il, lui dont le trône était rien moins qu'assuré, se compromettre avec une sorcière régulièrement condamnée ? Qui plus est, avec quelqu'un dont un proche venait d'être convaincu de crimes sataniques bien réels et avoués ? La guerre de cent ans n'était pas finie, Paris l'acceptait mal. Il ne pourra la réhabiliter que bien plus tard, après la victoire finale sur les anglais. Mais s'il la reconnaissait en 1440, à la limite il ne lui restait plus qu'à la brûler pour de bon.

Bref, même s'il reste des incertitudes, ce texte n'est pas aussi péremptoire qu'on le voudrait. Il est plus facile d'expliquer cette non-reconnaissance si c'était la vraie Jeanne d'Arc, que toutes les reconnaissances si c'était une fausse.

5 Bâtarde

Une thèse tout aussi "maudite" que celle de la survie est souvent considérée comme complémentaire de cette dernière (contribuant à expliquer qu'on ait épargné Jeanne) : elle serait l'enfant adultérine de la reine Isabeau de Bavière. Sans entrer dans les détails, Isabeau était notoirement adultère, et pour une reine dans cette situation, si même elle échappait au destin tragique de Marguerite de Bourgogne un siècle avant, tout ce qu'elle pouvait faire d'un enfant né ainsi était de le placer dans une famille d'accueil. A une époque bien plus tolérante, une autre reine, Hortense de Beauharnais, ne pourra faire autre chose avec le futur duc de Morny.

Cela explique en tout cas l'accueil réservé à Jeanne au début de sa mission. Qu'on la prît au sérieux n'a rien d'invraisemblable. Mais son message délivré, si vraiment c'était une simple bergère, il convenait alors de la renvoyer à ses moutons avec une grosse bise et de petits cadeaux, à moins que, destin classique des mystiques visionnaires, on ne lui trouvât un couvent à sa convenance. Mais les récits de l'époque sont formels, avant même qu'elle eût montré quoi que ce fût sur les champs de bataille, on a traité Jeanne en grande dame (on a les détails des vêtements qu'on lui a offerts alors).

Un site qui va plus loin : http://www.jeannedomremy.fr/.

Bibliographie

Gaston Save, Jeanne des Armoises, Pucelle d'Orléans, Nancy, 1893

Grillot de Givry, La survivance et le mariage de Jeanne d'Arc, Albin Michel 1914

Jean Grimod, Jeanne d'Arc a-t-elle été brûlée ? Amiot-Dumont, Paris, 1952

Gérard Pesme, Jehanne d'Arc n'a pas été brûlée, éd Balzac, 1960

Pierre de Sermoise, Les missions secrètes de Jehanne la Pucelle, Robert Laffont, 1970

Michel Lamy, Jeanne d'Arc, Payot 1987

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