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Cela commence par une belle histoire... qui passe pour avoir été embellie. On sait que le général Alexandre de Beauharnais fut guillotiné sous la Terreur, que son épouse, Joséphine, incarcérée et promise aussi au "raccourcissement patriotique" fut sauvée et libérée par le coup d'état de Thermidor. Elle réorganise alors sa vie avec ses deux enfants et ses nombreux amants. Voici qu'après les émeutes de vendémiaire toutes les armes sont confisquées aux Parisiens, y compris donc le sabre d'Alexandre. Et elle y tient, à cette arme. Le responsable de la saisie est un général nommé Bonaparte, qui a maté l'insurrection. Elle envoie donc son fils Eugène, âgé de quatorze ans, le lui demander. Le futur empereur ne peut évidemment pas refuser la restitution. Mais aussi, il discute avec l'adolescent, le prend en estime. Il en vient à rencontrer sa mère. On connaît la suite. Au cours de l'expédition d'Egypte, Eugène est aide de camp de celui qui est devenu son beau-père. Au retour, ce dernier, jusque là fidèle à son épouse, se rend compte que celle-ci l'a allègrement trompé. Il veut, déjà, divorcer. C'est Eugène, dépêché par sa mère, qui l'en dissuade. Désormais, Napoléon se contentera de faire payer les infidélités par des infidélités. Avec usure, il est vrai. Eugène monte en grade et se bat, bien, à Marengo. En 1804, son beau-père devenant empereur, lui devient prince, et on envisage déjà d'en faire un prince héritier : Napoléon, ne pouvant avoir d'enfants avec Joséphine qui en a eu, se croit personnellement stérile. 1805, il fait épouser à Eugène la princesse Augusta de Bavière : mariage de raison d'état qui sera pourtant un mariage heureux. Peu après, le prince Eugène devient vice-roi d'Italie (moins le royaume de Naples, confié à Joseph puis Murat). Le roi étant bien sûr Napoléon. Son illustre beau-père ne cessera pas de l'éduquer, de lui prodiguer ses conseils... et de contrôler la moindre de ses décisions. Le courrier qu'il lui adresse presque chaque jour, commençant toujours par "mon fils" est instructif. Pour le destinataire, d'abord, car Napoléon sait se montrer toujours didactique, jusque dans ses plus terribles fureurs. 23 mars 1806. "... Je vous recommande surtout de ne point laisser les troupes dans des endroits malsains. L'insouciance des généraux sur cet objet est incalculable; ils seraient capables de laisser, une année entière, des troupes dans les marais de Mantoue sans bouger. Si j'ai des malades en Istrie, c'est à vous que je m'en prendrai ; si j'en ai en Italie, ce sera aussi votre faute. Placez-les sur les montagnes et dans des endroits aérés. C'est parce que j'ai toujours porté le plus grand soin sur ces détails que mes armées n'ont point eu de malades proportionnellement aux autres." Eugène, sans être idiot ni indocile, a parfois besoin qu'on lui répéte les leçons. 5 août de la même année : "Mon fils, je suis fâché que vous ayez fait rétrograder le 11ème régiment de ligne. Dans la saison où nous sommes, rien ne dégoûte plus le soldat que ces marches et contre-marches. Le général Marmont ayant donné ordre aux deux bataillons du 11ème de retourner dans le Frioul, il eût mieux valu les laisser revenir. Il faut éviter les contre-ordres ; à moins que le soldat n'y voie une grande raison d'utilité, il prend du découragement et perd la confiance. Ce régiment aura donc fait six contre-marches dans un pays ingrat et dans cette horrible chaleur ; cela est bien léger." Parfois, la manie du détail de l'Empereur le pousse à se mêler de problèmes qu'il maîtrise mal. 16 mai 1808 : "Mon fils, je reçois votre état de situation des constructions au 1er mai. Il est plein d'incohérences. Par exemple, article de Bâtiments en armement, corvette La Caroline, votre état dit que cette corvette a été mise à l'eau en décembre 1807; il dit ensuite qu'elle est aux vingt-et-un vingt-quatrièmes de sa construction : mais, si elle a été mise à l'eau en décembre, elle était alors aux vingt-quatre vingt-quatrièmes; expliquez cela..." Suit une fastidieuse liste des états, tous plus minutieux les uns que les autres que le malheureux Eugène devra fournir à l'avenir. Il lui reste aussi à expliquer à son impérial beau-père qu'un navire est toujours mis à l'eau bien avant son achèvement. L'armée et la marine ne sont pas les seuls sujets abordés. 3 mars 1809 : "Mon fils, Cesarotti a laissé une histoire des Papes ; faites-vous rendre compte de cet ouvrage, et, s'il tend à faire connaître le mal que les Papes ont fait à la religion et à la chrétienté, faites-le imprimer sans délai..." Tout est épluché. 31 mars 1806 : "(...) L'article 3 de votre décret d'abolition de la censure est un peu vif. Tout homme est libre d'écrire et d'imprimer ses pensées, mais avec bien des restrictions. Il n'y a pas plus de loi en Italie qu'en France contre la calomnie. D'ailleurs, par un article vous établissez la censure, car votre bureau de la liberté de la presse n'est pas autre chose qu'une censure..." Il y en a des centaines de ces lettres. Comme pour tous les personnages importants de l'Empire, d'ailleurs. Les ordres formels voisinent avec les simples recommandations, les petits détails avec les généralités, les encouragements et les compliments avec les rappels à l'ordre et les remontrances, les signalements d'individus à surveiller avec les modifications à apporter à la médaille de l'ordre créé par Eugène. Et toujours didactique, en même temps que cassant. Chaque lettre, séparément, est sans doute justifiée, mais l'ensemble devait largement dépasser le point de saturation. Eugène était pour lui administrateur, chef militaire, son représentant auprès du Pape, une sorte de préfet chargé de contrôler l'état d'esprit des populations et d'en rendre compte... et aussi un fils adoptif, avec des obligations spécifiques. Napoléon pratiquait ce que l'on nomme aujourd'hui management par le stress, efficace à condition de ne pas dépasser la dose. Cambacéres ("Mon cousin"), Fouché ("Mon cousin" également) et bien d'autres recevaient encore plus de papier, mais c'étaient des hommes de pouvoir, ils l'avaient voulu. Eugène, non, et cela peut éclairer la suite. 7 juin 1805 : "(...) Nos sujets d'Italie sont naturellement plus dissimulés que ne le sont les citoyens de la France. Vous n'avez qu'un moyen de conserver leur estime et d'être utile à leur bonheur, c'est de n'accorder votre confiance à personne, de ne dire à personne ce que vous pensez des ministres et des grands officiers qui vous environnent. La dissimulation, naturelle à un certain âge, n'est pour vous qu'une affaire de principe et de commandement. Quand vous aurez parlé d'après votre coeur et sans nécessité, dites-vous en vous-même que vous avez fait une faute, pour n'y plus retomber..." La vie privée du couple princier est aussi largement réglée de Paris. A la naissance d'une fille (Joséphine, comme sa grand-mère), 27 mars 1807 : "Je reçois avec plaisir votre lettre du 17, par laquelle vous m'instruisez que la princesse se porte bien. Il ne faut pas se presser de faire le baptême de l'enfant. Faites-moi connaître comment vous avez arrangé tout cela, et quels sont les parrain et marraine. Vous ne devez faire aucune notification ; je les ai fait faire par la chancellerie de Paris." Il est vrai que cette même lettre porte aussi, et cette fois de la main de Napoléon : "Augusta est-elle fâchée de ne pas avoir eu un garçon ? Dites-lui que, lorsqu'on commence par une fille, on a au moins douze enfants..." Mais n'était-ce pas plutôt l'Empereur qui tenait à un garçon ? Même les marques d'affection familiales sont parfois l'occasion de corvées pour Eugène. Joséphine offre à Augusta un bijou de grand prix, une guirlande d'hortensias. D'où, le 1er octobre 1807, cette demande impériale : "(...) Je désire que, sans que la princesse en sache rien, vous la fassiez estimer par de bons bijoutiers et que vous me fassiez connaître cette estimation, pour que je voie de combien ces messieurs ont l'habitude de me voler." En 1809, Eugène reprend un commandement militaire actif. Et il commence par se faire battre. Il en est tellement honteux et malheureux qu'il n'arrive même pas à l'annoncer. Napoléon admet la défaite ("il est tout simple que vous ayez moins d'expérience de la guerre qu'un homme qui la fait depuis dix-huit ans") mais c'est le silence qui suscite son indignation. 30 avril 1809 : "C'est aujourd'hui le 30, c'est-à-dire le treizième jour depuis que vous avez perdu votre bataille, et je n'ai encore aucune nouvelle de ce qui s'est passé. Je n'avais pas le droit de m'attendre à un procédé si extraordinaire, qui compromet mes opérations (...) Mes troupes sont entrées à Salzbourg, et une forte colonne se porte sur Rastadt, pour couper tout ce qui viendrait de Spittal. Si je savais ce qui est arrivé à mon armée d'Italie, je pourrais agir plus fortement ; mais, dans le doute et l'obscurité où je suis, je ne puis avoir que des idées sinistres. Envoyez-moi l'état de la situation de mes corps (...) On peut perdre une bataille, mais non oublier à ce point le sentiment des convenances et de son devoir..." En même temps, il lui dépêche un général expérimenté, Macdonald, jusque là en disgrâce parce que fidèle à la Révolution. Eugène peut prendre sa revanche à Raab, ce qui facilite grandement la victoire de Wagram (où c'est Macdonald qui commande les Italiens, et y gagne le bâton de maréchal). Entretemps, Napoléon a su qu'il pouvait aussi faire des enfants : plusieurs de ses maîtresses lui en ont donné. C'est donc Joséphine qui ne peut plus. D'où l'idée du divorce, pour assurer une succession qui écarterait Eugène du trône impérial. Comment va-t-il réagir, lui qui a déjà retardé l'échéance ? Avec empressement ! Il participe activement et efficacement aux démarches qui aboutiront au mariage autrichien, et fait de son mieux pour réconforter sa mère, mais aussi pour lui prêcher la résignation. Abnégation, dévouement total à l'Empereur ? C'est de toute évidence ce que croit ce dernier, pas toujours psychologue. Eugène, donc, se trouve écarté de la succession directe. Conséquent, il propose de renoncer à l'ensemble de ses titres et commandements, et de se retirer. Napoléon refuse vigoureusement : "Je vous ferai bientôt voir des preuves éclatantes de mon attachement et de ma confiance..." 1812, campagne de Russie. Eugène en est, à la tête d'une armée italienne. Victorieux à l'occasion, il participe aux réunions d'état-major et confronte sans complexe ses opinions à celles des maréchaux. Mais enfin cela n'empêche pas le désastre. Parmi ceux qui ne reviendront pas, cinquante mille Italiens. La conjuration de Malet oblige l'Empereur à rentrer de toute urgence à Paris, laissant le commandement de la Grande Armée à Murat. Ce dernier est totalement dépassé, et n'aspire de toute façon qu'à regagner Naples. Eugène fait tout pour l'en dissuader, en vain. Murat s'en va. C'est Eugène qui se retrouve commandant en chef. Et s'il ne retourne pas la situation, du moins il remet de l'ordre. Et il réussit à se faire respecter des maréchaux. Eugène commande toujours lors des premières opérations de la campagne d'Allemagne, au début de 1813, avec des forces inférieures et en territoire hostile. Donc il préfére céder du terrain tant que l'Empereur n'est pas là. Et ce dernier, une fois de plus, n'est pas content. 9 mars 1813 : "Rien n'est moins militaire que le parti que vous avez pris de porter votre quartier général à Schöneberg, en arrière de Berlin ; il était clair que c'était attirer l'ennemi. (...) Le jour où votre quartier général a été placé derrière Berlin, c'était dire que vous ne vouliez pas garder cette ville ; vous avez ainsi perdu une attitude que l'art de la guerre est de savoir conserver." De plus, le pauvre Eugène ne parvient toujours pas à expédier en temps utile des états de situation assez complets, et les rappels à l'ordre fusent, sans ménagement : "Il serait honteux de le dire et le monde ne le croirait pas, j'ignore quel est le général qui commande à Stettin, quelle est la garnison que vous y avez laissée ; vous ne prenez pas même la peine de me dire quel est le général, quelle est la garnison que vous laissez à Spandau. Je ne sais pas quels sont les généraux que vous avez ; j'ignore qui commande votre cavalerie. Je n'ai enfin aucune notion sur la situation de votre artillerie, de votre génie, ni même de votre infanterie." Une incapacité chronique à communiquer avec son supérieur peut s'expliquer de plusieurs façons : une rebellion larvée, une incompétence, ou la peur des réactions dudit supérieur, peur sous-tendue par le désir de bien faire. C'est manifestement cette dernière explication qui s'impose dans le cas d'Eugène. Le Prince, mortifié, reprend un peu de terrain, puis est soulagé de rendre à l'Empereur le commandement de la Grande Armée. Avec un corps d'armée il contribue à la victoire de Lützen, puis rentre en Italie pour lever de nouvelles troupes. C'est là qu'il apprend le désastre de Leipzig. 1814. Campagne de France. Eugène reçoit l'ordre de rassembler ses troupes pour attaquer l'envahisseur par derrière. Il ne bouge pas. Les napoléonolâtres, aujourd'hui encore, crient à la trahison. En fait, depuis Leipzig, l'Empereur est le seul à y croire vraiment. A quoi bon continuer à répandre le sang pour une cause perdue ? Le maréchal Augereau, à Lyon, refuse également de faire marcher des troupes démoralisées. Le maréchal Marmont, qui défend Paris, capitule bien avant d'avoir tiré son dernier boulet. Les autres maréchaux forcent Napoléon à abdiquer à Fontainebleau. Eugène se garde bien de briguer la couronne de France, comme sa soeur Hortense voudrait l'y pousser (peut-être se souvient-il que leur père assurait élever ses enfants "dans la haine des rois"). Plus résigné que jamais, il se retirera chez son autre beau-père, le Roi Max-Joseph de Bavière. Il mariera sa fille aînée au fils du "traître" Bernadotte (elle sera donc reine de Suède). Puis il mourra, de maladie, en 1824, à quarante-trois ans. Napoléon, qui regrettera à Sainte-Hélène de ne pas l'avoir désigné comme son héritier, en a bien fait un chef efficace, et pas seulement sur le plan militaire : il laisse une Italie prospère et aussi paisible que possible compte tenu du contexte de guerre européenne. Mais la capacité est une chose, la motivation une autre. A quoi bon transmettre la première si la deuxième ne suit pas ? Le fils d'Alexandre de Beauharnais, de toute évidence, n'avait aucune envie d'exercer un pouvoir. Les innombrables lettres et consignes reçues de l'Empereur n'en sont sans doute pas la seule explication, mais elles sont une explication suffisante.
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