Un roman, comme n'importe quelle
oeuvre de fiction, se doit d'intéresser le lecteur,
de captiver son attention et son imagination, de susciter
son adhésion, et même si possible de faire en
sorte qu'il incite d'autres personnes à le lire. Il
serait donc absurde de lui appliquer les critères du
discours autogène, à moins de condamner toute
oeuvre de fiction.
Ce n'est donc pas dans telle ou
telle oeuvre ou catégorie d'oeuvres que nous
chercherons le caractère autogène ou non, mais
dans les thèmes traités. Un thème peut
être considéré comme autogène si
d'une part il se trouve fréquemment
répété, dans de nombreuses oeuvres, et
si d'autre part il induit une certaine vision,
autogène, de la réalité.
Missionnaires et
sorciers
L'enfance de millions de
Catholiques français actuels, âgés de
quarante ans et plus, a baigné dans le genre
d'histoires que nous allons exposer. Et très
probablement, elles ont modelé leurs esprits dans une
large mesure.
Ce thème
particulièrement récurrent s'étalait
donc, au moins jusque dans les années soixante, dans
les magazines catholiques pour la jeunesse, dans leurs
fictions, romans ou bandes dessinées. Il s'agit de
l'impitoyable lutte entre, d'un côté, le
missionnaire blanc, admirable d'héroïsme, de
dévouement, de générosité, de
sagesse, de foi, et de l'autre l'immonde sorcier noir, ou
plus rarement peau-rouge, cruel, faux, cupide, haineux. Cela
se trouve par exemple dans "Tintin au Congo", publié
initialement dans un tel magazine.
Les variantes ne manquaient pas.
Exemple :
A la naissance d'un
bébé, le sorcier décrète qu'il a
le "mauvais oeil" et que la mère doit, selon la
coutume, faire mourir son enfant. Bien sûr elle ne
peut s'y résoudre et se réfugie... à la
mission, où l'enfant mènera une vie aussi
chrétienne qu'épanouie.
Je citerai plus longuement une BD
fort bien réalisée, tant pour le
scénario que pour le dessin, parue dans "Bernadette"
(publication du groupe Bayard Presse pour les fillettes),
à la fin des années cinquante.
C'est l'histoire d'un frère
et d'une soeur qui ont, au début, une dizaine
d'années, dans une Afrique noire très bien
représentée, au dix-neuvième
siècle semble-t-il. Le garçon, blessé
par un fauve, est soigné par un premier missionnaire,
plein de bonté, qui ne fait que passer. On charge les
deux enfants d'une commission chez un sorcier.
Ils s'en acquittent mais...
dérangent le cobra fétiche du sorcier. Le
frère sauve la soeur en frappant le reptile, et tous
deux s'enfuient. Consternation et terreur dans la famille
car "les sorciers se vengent toujours..." Le sorcier se
venge en empoisonnant le père des enfants, qui tombe
gravement malade. Pour le soigner il faut de l'argent, et
pour en trouver le conseil de famille décide... de
vendre les deux enfants comme esclaves, à un
trafiquant arabe.
Le garçon a de la chance, il
est acheté par un Arabe chasseur
d'éléphants, qui l'apprécie et se
montre bon avec lui. Le héros grandit, et sauve un
jour la vie de son maître. Ce dernier se montre
reconnaissant... mais pas au point de manifester autre chose
que des regrets quand l'esclave tombe gravement malade. Le
sauveur est un nouveau missionnaire, aussi admirable que le
premier, qui achète le mourant, l'emmène
à la mission, le guérit, le baptise. Le
héros se marie bientôt et serait pleinement
heureux s'il n'y avait le souvenir lancinant de sa
soeur.
Cette dernière a eu beaucoup
moins de chance. Achetée par une ignoble
sorcière, elle se morfond. Une de ses tâches
consiste à arracher un chevreau à sa
mère malgré "le regard suppliant de la pauvre
bête" pour nourrir un python (encore l'association
sorcier-serpent !). Un jour, elle surprend une conversation
entre sa maîtresse et un de ses collègues
sorciers. Tous deux se félicitent de la
crédulité des villageois, et échangent
des recettes pour faire le mal ("As-tu encore de cette
poudre qui fait mourir les poulets ?"). L'esclave prend
conscience que "tout ce que disent les sorciers est faux",
et décide de s'enfuir. Elle est rattrapée et
son histoire s'arrêterait là si elle
n'était sauvée par un ami de son frère,
qui l'emmène à la mission et que, tant
qu'à faire, elle épousera... (cela se trouvait donc dans un magazine
pour fillettes, qui présentait couramment la
condition féminine comme une longue suite de dures
épreuves à supporter avec patience, jusqu'au
mariage généralement heureux et sans
nuage).
Toujours dans Bernadette, vers la
même époque, l'abject sorcier comanche d'un BD
western se nomme "Corbeau noir". Les mauvais esprits peuvent
y voir l'indice que le sorcier était en fait
l'"Ombre", au sens jungien, de l'excellent
prêtre.
Dans ces exemples, l'affrontement
sorcier-missionnaire n'était pas direct. On trouve
aussi des récits où le bon père blanc,
atterré de devoir en arriver là, fait le coup
de feu contre d'abjects homme-léopards.
Ajoutons enfin qu'à
côté de ces fictions, dans les mêmes
feuilles, on trouvait aussi bien d'authentiques histoires de
missionnaires (en tout cas présentées comme
telles), non moins édifiantes.
Pour les personnes qui penseraient
que cela traduit parfaitement la réalité, je
renvoie à l'ouvrage "Les yeux de ma chèvre"
(Plon, 1978), du Père Eric de Rosny, sj. Ce
missionnaire-là, bien réel, s'est lié
d'amitié avec plusieurs sorciers non moins
authentiques (et il n'était pas le premier à
le faire) et même, sans renoncer en rien à sa
vocation première, il s'est laissé initier par
l'un d'entre eux.
Batman, Zorro et
compagnie
Il serait injuste de laisser
entendre que le Catholicisme a été le seul
"isme" à diffuser sous la forme apparemment anodine
de fictions récréatives, ce type de messages.
La multinationale Walt Disney, et plus
généralement la culture américaine qui
tente de dominer le monde à travers Hollywood ou
autre, et de contribuer à imposer ce qu'on appelle le
libéralisme, n'y manque pas.
A-t-on jamais compté le
nombre de héros, "super" ou non mais toujours
suprêmement courageux et généreux, des
cartoons, BD, "séries culte", etc. qui sont, comme
Batman alias Bruce Wayne, des milliardaires ? Ou, au moins,
des membres de la couche sociale la plus
élevée (Zorro), et dont néanmoins le
seul souci paraît être non pas de
défendre leurs intérêts, non pas de
faire fructifier leur fortune (qui il est vrai n'est
pratiquement jamais menacée directement), mais de
redresser les torts et de pourchasser les
méchants.
Et ces méchants sont
à peu près toujours, eux aussi, des
privilégiés. Seulement ils ne jouent pas le
jeu d'une manière ou d'une autre, transgressent
certaines limites, etc. Fondamentalement, ce sont des
tricheurs, la règle du jeu étant
supposée, une fois pour toutes, parfaite.
Quand aux pauvres, aux
défavorisés, on les trouve dans les
rôles de victimes attendrissantes des méchants,
ou de complices manipulés de ces mêmes
méchants, ou d'auxiliaires du héros, mais
jamais il n'auraient l'idée saugrenue, indiciblement
scandaleuse, de remettre en cause l'ordre
établi.
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