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Ce qui suit est constitué (sauf partie en rouge),
de très brefs extraits d'un ouvrage, "Martyrs", pour
lequel je n'ai pas totalement renoncé à
trouver un éditeur. | |||
Un martyr (masculin, sans e final), ou une martyre (féminin), est d'abord une personne qui a sacrifié sa vie pour une cause. Le martyre (masculin, avec un e final) est le fait, pour une personne, de donner sa vie pour une cause. Il y a aussi bien sûr des sens dérivés, par extension : tout homme qui souffre devient un martyr qui subit le martyre. Mais dans la suite nous ne nous intéresserons qu'aux martyrs "au sens strict", donc pleinement volontaires, pour autant qu'on puisse en juger. Cela n'implique pas que la définition soit nette et définitive. Il y aura des cas-limites. Et libre à chacun de retrancher ou d'ajouter. Quoi qu'on fasse ou ne fasse pas, on n'est jamais totalement sûr d'être vivant, ni d'être mort, dans les heures qui suivent. On peut donc choisir la voie du martyre et survivre, comme on peut l'éviter et mourir. Nous allons parler, presque toujours, de défunts. Il y aura quelques exceptions. En quoi un martyr, ou plus
exactement une histoire de martyre, est-elle autogène
? Cela frappe d'abord les imaginations parce qu'en
général nous tenons à notre peau et
nous attendons des autres qu'ils tiennent à la leur,
que nous les aimions ou pas. Mais c'est surtout
l'idée-force "Telle
personne a donné sa vie pour notre cause, donc notre
cause est sacrée et indiscutable !" qui est puissamment autogène.
Vérification impossible puisqu'on ne peut plus
interroger la persone martyre pour évaluer la valeur
de sa conviction, et si elle n'avait pas été
plus ou moins manipulée. Et quiconque met en cause
l'utilité du martyre se voit automatiquement
soupçonné de
lâcheté...
Innombrables ont été,
après Etienne, les martyrs chrétiens des
premiers siècles de l'Église, tant
les Même en s'en tenant à ceux qui figurent sur le calendrier, il serait fastidieux de passer en revue tous ces martyrs. Si certains récits sont manifestement sobres, réalistes, et crédibles, d'autres ont été tout aussi manifestement arrangés, embellis parfois au-delà de toute mesure. Voici trois histoires de martyrs chrétiens des premiers siècles qui présentent une certaine particularité : l'histoire est connue en deux versions bien différentes, alors qu'il s'agit de la même personne à chaque fois. Saint Maurice,
première version Saint Maurice,
deuxième version Car, et c'est là une quasi constante dans les persécutions des troisième et quatrième siècles, ce n'était pas le culte chrétien qui était interdit, ni aucun autre à moins de comporter des sacrifices humains, c'était le culte païen officiel qui était obligatoire. Cette version de l'histoire
de Maurice pose malgré tout un problème. Car
à cette époque, depuis un édit de
Gallien de 260 respecté par tous ses successeurs
(tous païens pourtant) et pour quelques années
encore, le Christianisme était accepté, et ses
adeptes très officiellement dispensés de
sacrifier aux dieux païens. Mais on sait aussi que les
armées ne sont pas toujours respectueuses des droits
et libertés de leurs soldats. Sainte Agnès,
première version Sainte Agnès, deuxième
version Cette fois, il est difficile de trancher entre les deux versions. La résurrection dans la deuxième est le seul élément qui passe mal, qui ressemble fort à un enjolivement postérieur. Mais par ailleurs, on sait que menacer les jeunes Chrétiennes de les abandonner à des proxénètes était une méthode courante. La première version verse quelque peu dans la mièvrerie, mais cela ne la rend pas incroyable. Agathonice : encore deux
versions Version latine : Agathonice
est arrêtée, torturée, jugée et
suppliciée exactement en même temps et dans les
mêmes conditions que les deux hommes. On ne peut rien
prouver, mais il est vraisemblable que son rédacteur
a préféré normaliser l'histoire. Moins
sans doute à cause du strip-tease incongru
(sans importance pour des Romains, même
chrétiens) que de l'auto-dénonciation,
véritable suicide condamné à ce titre
par l'Église... et néanmoins fort
répandue puisqu'à certaines époques les
magistrats romains excédés ont prié les
Chrétiens trop ardents de bien vouloir se tuer
eux-mêmes et de cesser d'importuner les
autorités.
Auschwitz, 30 juillet 1941.
Il s'agit du camp de travail dit Auschwitz I, pas du camp
d'extermination (Auschwitz-Birkenau) qui du reste ne
fonctionne pas encore. On découvre à l'appel
qu'un homme du bloc 14 a disparu, probablement
évadé. Le commandant SS Fritsch, furibond,
annonce que, s'il Le soir, le bloc 14 est de
nouveau rassemblé. Fritsch annonce que le fugitif n'a
pas été retrouvé, et aussitôt il
lance les noms, plus exactement les numéros, des dix
victimes. Parmi eux un certain Francis Gajownicezek, qui se
lamente sur le sort de sa femme et de ses jeunes enfants.
C'est alors qu'un des hommes non désignés sort
des rangs (risquant d'être abattu rien que pour cela)
et demande à prendre sa place. Le commandant lui
demande : "Qui êtes-vous ? Le 9 novembre 1982, à
Rome, le Pape Jean-Paul II canonise Kolbe, son compatriote,
qui devient donc, "pour l'éternité", Saint
Maximilien Kolbe. Devant une foule évaluée
à près de deux cent cinquante mille personnes
avec, au premier rang, Francis Gajownicezek. Et qu'on ne s'y
trompe pas, quarante-et-un ans représentent une
attente remarquablement courte en la matière. Il
reste donc à parler de l'"exploitation" (sans nuance
péjorative) du martyr par ses ayant-droits, donc
l'Église à laquelle il appartenait. Il
paraît que Kolbe n'avait même pas besoin
d'Auschwitz pour être déclaré saint,
l'héroïcité de ses vertus et ses miracles
étant dûment attestés (juste un
bémol, ennuyeux quand même pour une victime
d'Auschwitz : Kolbe a été taxé
d'antisémitisme). Pourtant, c'est sur son statut en
tant que martyr que les discussions ont été
les plus laborieuses au sein de la Congrégation
chargée d'étudier les dossiers de
canonisation. Car donner sa vie pour celle d'un autre par
compassion (ou considérer qu'il est
préférable de laisser vivre un chargé
de famille qu'un célibataire plus âgé)
n'est pas spécifiquement chrétien. Et
certains, au sein de l'Église, se sont
évertués, en vain, à faire de Kolbe un
martyr spécifiquement chrétien, à le
faire en quelque sorte rentrer dans la norme. Quitte
même à affaiblir la signification de son
sacrifice. On a donc longuement questionné les
témoins survivants. On espérait trouver des
indices suggérant que le franciscain avait bien
été tué, quelque part, "en haine de la
foi". Cette haine était relativement répandue
parmi les SS, mais dans ce cas précis, rien à
faire. Fritsch n'avait pas montré le moindre signe
d'une quelconque jubilation ou satisfaction à la
perspective de faire mourir un prêtre. Sinon,
d'ailleurs, ne l'aurait-il pas désigné
d'office parmi les condamnés ? Il voulait ses dix
victimes pour prévenir les évasions, et sorti
de là se montrait, si l'on ose dire, conciliant. Il a
donc fallu se contenter de formules telles que "martyr de la
charité".
Edith Stein (1891-1942), née Juive allemande, s'est convertie au Catholicisme en 1922, après un passage par l'athéisme. Elle devint carmélite sous le nom de Soeur Thérèse Bénédicte de la Croix. En 1938, avec la montée de l'antisémitisme nazi, elle se réfugia en Hollande. Déportée à Auschwitz après l'invasion de ce pays par les Allemands, elle y disparut. Il est naturel et légitime que des Catholiques se réjouissent d'une telle conversion, comme il est naturel et légitime que des Juifs la déplorent. Le problème n'est pas là. Le problème est que l'Église catholique a béatifié Édith Stein en 1987, puis canonisée en 1998, et ce en tant que martyre chrétienne ! Accessoirement, elle l'a été sous le nom d'Édith Stein, et non de Thérèse Bénédicte de la Croix, contrairement à l'usage pour le Carmel (on a inscrit au calendrier Jean de la Croix et non Jean de Yepes, Thérèse de l'Enfant-Jésus et non Thérèse Martin). D'où protestations virulentes des milieux juifs (pour un point de vue juif sur cette affaire, nous suivrons Paul Ginievski, "La croix des Juifs", MJR, Genève, 1994). Edith, selon eux, avait été massacrée en tant que Juive, et l'aurait été aussi bien si elle s'était convertie au Taoïsme. Il y a pour eux récupération inadmissible. D'autant que, d'une manière générale, ils ne sont pas satisfaits de l'attitude de l'Église vis-à-vis de la Choah, pendant, après, et jusqu'à nos jours. Ils rappellent à l'occasion ces tracts bien intentionnés, les invitant à reconnaître le Christ, qu'on leur distribuait alors qu'ils commémoraient la déportation du Vel d'Hiv. Également, ces enfants juifs confiés à des familles catholiques, et que leurs propres familles eurent le plus grand mal à récupérer parce qu'ils étaient devenus catholiques. Enfin, cette affaire coïncide fâcheusement avec celle des carmélites installées dans l'enceinte d'Auschwitz. Bref, ils voient dans la béatification d'Édith Stein une offense supplémentaire s'ajoutant à une trop longue liste. De plus, il n'y a même
pas eu martyre au sens strict : après avoir fui
l'Allemagne, elle a encore tenté, jusqu'au dernier
moment, de se réfugier en Suisse. Simplement, au
moment de son arrestation, elle a déclaré
donner sa vie pour racheter l'incroyance du peuple juif.
D'où une controverse supplémentaire qui
n'arrange rien : voulait-elle signifier par là que
les Juifs devaient venir au Christianisme, ou revenir
à leur propre religion délaissée
? C'est ce point de vue que Jean-Paul
II a développé lors de la
cérémonie de béatification : "Dans le
camp d'extermination elle mourut comme une fille
d'Israël pour la gloire du Nom le plus Saint et, en
même temps, comme soeur Thérèse
Bénédicte de la Croix, littéralement
"bénie par la croix". La cause de son martyre fut la
lettre de protestation des évêques hollandais
contre la déportation des Juifs". Du fait de son
grand désir de s'unir aux souffrances du Christ sur
la Croix, elle a donné sa vie, selon le Pontife,
"pour une paix authentique" et "pour le peuple".
Comme pour le Christianisme, la notion de martyr (chahid en arabe) est une pièce maîtresse de l'Islam. Avec une différence fondamentale : le martyr musulman ne tend pas toujours la gorge au bourreau. Il peut, et doit dans la mesure du possible, vendre chèrement sa vie. Pour mieux l'y inciter, sa religion l'assure que non seulement il est assuré de gagner le Paradis s'il succombe, mais il pourra y intercéder pour ceux qu'il aime, plaider leur cause devant le Juge suprême. Ce privilège, un seul non-martyr en bénéficie : le Prophète lui-même (mort de maladie). Les martyrs au sens chrétien (refusant d'abjurer face à un adversaire de leur religion qu'ils ne peuvent ni fuir ni combattre) ne sont guère connus en Islam puisqu'il y est plus facilement admis que l'on simule une abjuration pour sauver sa vie. Les histoires édifiantes les plus typiques de l'Islam sont celles d'hommes à qui il a été prédit, d'une manière ou d'une autre, qu'ils perdront la vie dans un certain combat, et qui non seulement l'on accepté mais s'en sont ostensiblement réjouis, ou même ont prié pour l'obtenir... En 630, la toute nouvelle armée musulmane, après avoir conquis La Mecque, s'attaque pour la première fois à des adversaires non arabes. Et rien moins que l'empire de Byzance, qui vient d'infliger une dure défaite aux Perses. Le Prophète n'y participe pas, mais il donne ses instructions. L'étendard sacré doit être tenu d'abord par Zéide. Ce dernier a été, avant la révélation islamique, capturé dans une guerre, puis donné comme esclave au futur Prophète, qui s'est attaché à lui. Le père de Zéide a voulu le racheter pour le rendre à la liberté mais Zéide préférait rester avec Mahomet, qui pour le coup l'a affranchi, et adopté comme son fils. Zéide a encore un mérite particulier. Après l'Hégire, un jour que Mahomet entrait chez Zéide, il a rencontré par hasard l'épouse de ce dernier, Zaïnab, non voilée, et il n'a pu retenir un cri d'admiration. La femme devait le raconter à son mari, qui aussitôt décida de la répudier pour la donner au Prophète . Cette anecdote un peu trop édifiante a été expliquée autrement par certaines chroniques : Zéïde et Zaïnab s'entendaient mal, se disputaient durement. Le Prophète, désolé de cette situation, tentait de les réconcilier. C'est ainsi qu'il aurait été amené à faire l'éloge de Zaïnab. A quoi Zéïde aurait en substance répliqué : "Si tu la trouves si bien, prends-la donc !" Mahomet refusa d'abord, mais une révélation divine le conduisit à accepter. Un élément rend cette version vraisemblable : Zéide, par la suite, divorça à nouveau, deux fois. Donc, le glorieux drapeau doit être entre ses mains, ce qui le désigne comme chef. S'il est tué, l'honneur de le remplacer échoit à Jafar, cousin du Prophète et celui de tous ses parents qui lui ressemble le plus physiquement. Il a dirigé sans bavure une émigration musulmane en Éthiopie. Si Jafar succombe, un certain Abdallah, secrétaire estimé du Prophète, doit relever l'étendard. Si Abdallah meurt à son tour, l'armée doit désigner elle-même son porte-drapeau et chef. La bataille s'engage à Muta. Zéide, en première ligne, se fait tuer. Jafar relève le fanion. Sa main droite étant coupée dans le combat, il le brandit de la gauche, tranchée à son tour. Il réussit encore quelques secondes à le tenir entre ses moignons avant de succomber. Abdallah le remplace comme prévu, est tué à son tour. Tous trois étaient des Musulmans de la première heure. Celui qui est désigné pour reprendre encore le drapeau et le commandement, Khaled, est un converti de fraîche date, longtemps ennemi de l'Islam à qui il a infligé sa seule défaite militaire à ce jour. Il montre a nouveau ses exceptionnels dons de combattant, et remporte la victoire, ou du moins évite une défaite écrasante. Khaled méritera le surnom d'"Epée de Dieu" et gagnera bien d'autres bataille avant d'être destitué par Omar, le deuxième calife, pour de multiples abus de pouvoir. En 641, les Musulmans
assiégeaient la ville perse de Touster, et les
opérations traînaient en longueur. Des combats
acharnés faisaient beaucoup de morts dans les deux
camps. Le découragement gagnait. Un des combattants
arabes, nommé Bera, avait été compagnon
du Prophète. Il était très pieux et sa
prière passait pour particulièrement efficace.
Si bien qu'Omar, le Calife, disait
régulièrement, avant tout combat auquel Bera
participait : "Que l'on exige de chacun qu'il combatte, mais
que l'on exige de Bera qu'il prie !" Alors, ses compagnons
vont trouver Bera et lui demandent de prier pour la
victoire. Bera s'exécute aussitôt : "Dieu,
accorde-moi le martyre, et aux Musulmans la victoire !" Le
lendemain, il est tué par une flèche au cours
d'un assaut, qui reste néanmoins infructueux. Mais la
nuit suivante, un habitant de Touster trahit les siens et
livre la cité aux Musulman contre la promesse de la
vie sauve.
Fils d'un prédicateur, Horst Wessel avait rejeté son éducation et s'était voué corps et âme au parti nazi. Enrôlé dans les chemises brunes, il se distinguait dans les combats de rue. Par ailleurs il s'était épris d'une ancienne prostituée (ce qui a suffi, apparemment, à en faire un proxénète pour certains, passons), prénommée Ernie. Il fut abattu en février 1930. Et son assassin était un communiste, mais aussi une ancienne relation de cette même Ernie, à qui il aurait crié : "Tu sais pourquoi !" Il fallait une certaine dose de mauvaise foi pour en faire un pur martyr, d'autant que les nazis ne reculaient eux-mêmes devant aucune violence. Mais Josef Goebbels était insurpassable en matière de mauvaise foi et de propagande. Il fit organiser pour le jeune homme de grandioses funérailles, sans toutefois pouvoir y faire assister Hitler en personne. L'hymne écrit par Wessel (sur un ancien air de cabaret) devint l'hymne du nazisme. Il y avait peut-être une motivation plus subtile, plus perverse, à cette mise en scène. A cette époque les rapports entre nazis et communistes n'étaient pas toujours et partout aussi hostiles, et il leur arrivait encore de faire manifestation commune. Car les premiers n'avaient pas tous oublié qu'ils étaient national-socialistes (nazionalsocialistische, abrégé par la suite en nazi), y compris peut-être le Führer lui-même. Car Hitler restait très lié avec Gregor Strasser, partisan déclaré, lui, du national-bolchévisme. Ce n'était pas du goût de tout le monde. Quelques années plus tard, la "nuit des longs couteaux" allait définitivement régler la question par la liquidation physique des leaders de cette tendance, qui avait probablement été majoritaire (on présenterait à Hitler l'assassinat de Gregor Strasser comme une regrettable méprise). Mais en attendant, creuser le fossé avec les communistes en y glissant un martyr de choc arrangeait bien l'autre côté. Ce qui précéde ne
doit pas faire oublier que d'innombrables personnes ont,
avec une abnégation et une sincérité
navrantes, donné leur vie pour le Nazisme.
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