9 : NOUS SOMMES LES MEILLEURS


Ces pages sont consacrées aux discours autogènes, rumeurs, idéologies, ensembles d'informations que l'on tend à répéter le plus possible, à prendre en compte le plus possible, poussé(e) à cela non par la valeur de ce discours, mais par une illusion qui se transmet en même temps que lui.  Retour au menu
 


Il s'agit cette fois du discours autogène le plus répandu, et peut-être le plus dévastateur, même si la concurrence est rude. Le principe est : "Nous devons dominer parce que nous sommes intrinsèquement (c'est-à-dire, quoi que nous fassions et que les autres fassent par ailleurs) les meilleurs..." Ce "nous" peut représenter une race, une nation, une religion, une association, une caste, une profession, une famille, etc. Quant aux critères invoqués pour fonder cette supériorité, ils sont innombrables.

Cette affirmation sera d'autant plus "efficace" que chaque membre du groupe, et secondairement un maximum de non-membres, en seront convaincus. Donc ce discours tendra à se doter naturellement des arguments les plus propres à le soutenir. Voilà pour le côté contagieux.

Quant au refus de la vérification, il va de soi. Celui qui conteste ladite supériorité de l'extérieur ne peut être qu'un adversaire, celui qui la met en cause de l'intérieur ne peut être qu'un traître (là aussi, jugement sommaire réduit à un mot).

Il est bien sûr impossible de dresser une liste exhaustive des discours et arguments prétendant fonder la supériorité d'une catégorie humaine sur une autre.

Ce qui suit illustre simplement la tendance de tout discours autogène à produire un discours autogène opposé. Car, juste retour des choses, c'est particulièrement le cas de ceux qui prétendent prouver ou illustrer la supériorité intrinsèque d'un groupe humain donné.
 
 

Boomerang

Il peut arriver qu'une oeuvre artistique exaltant un peuple et en dénigrant un autre soit retournée d'une manière inattendue. L'opéra russe "Boris Godounov", chef-d'oeuvre de Modest Pétrovitch Moussorgsky, est un hymne grandiose au peuple russe, à sa prodigieuse vitalité, à sa sagesse ancestrale au-delà de ses misères et de ses coups de folie. Le troisième acte, ajouté après coup par le compositeur (la première version ayant été refusée), montre des Polonais antipathiques au possible, arrogants, perfides, cupides, manipulés par des jésuites franchement abjects, et s'apprêtant à opprimer la Russie. A l'époque de l'action (début du dix-septième siècle), ce n'était pas faux. Par contre, à l'époque où Moussorgsky composait son oeuvre (1869-1874), le rapport de forces s'était inversé, la Pologne se trouvait sous le joug russe, et ses révoltes étaient régulièrement écrasées dans le sang...

J'ignore comment on a pu confier à un cinéaste polonais, Andrzej Zulawski, la réalisation du film de cet opéra. Il a eu la main particulièrement lourde. En supprimant ou raccourcissant quelques uns des plus beaux airs, et les scènes si frappantes avec les jésuites, il inverse les valeurs. Les Russes deviennent une bande de forcenés vociférants ou d'abrutis. Le personnage le plus émouvant, l'Innocent, est transformé en une sorte d'extra-terrestre. Et les Polonais apparaissent les plus humains.

Dans le cas suivant, quelqu'un a tenté d'affirmer la supériorité morale intrinsèque de son camp sur un autre, et cela a tourné court. En partie, il est vrai, parce que ce quelqu'un s'est montré à la fois naïf et, d'une certaine façon, honnête.
 
 

Infanticides

On sait qu'avant la révélation de l'Islam les Arabes avaient pour habitude de tuer leurs filles à la naissance, quand ils ne souhaitaient pas avoir une fille. Le Prophète le leur a interdit, non sans mal. Cela a contribué à les convaincre qu'ils détenaient une religion moralement supérieure, qu'ils étaient d'autant plus fondés à l'imposer (au moins comme religion dominante, donc normative) aux pays conquis. Parmi ces pays, la Perse, vaincue après de longues luttes. Les Perses doivent donc, bon gré mal gré, écouter pour s'y conformer les préceptes de leur nouvelle religion.

Vient l'injonction : "Vous n'avez plus le droit de tuer vos petites filles à la naissance..." Ils répliquent (au moins en pensée) : "Parlez pour vous ! Nous autres, nous n'avons jamais tué ni nos petites filles ni nos petits garçons !" Et aujourd'hui encore, les enfants iraniens apprennent à l'école, très tôt, que les Arabes d'avant l'Islam étaient des barbares qui tuaient leurs bébés.

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