La rumeur d'Orléans
Autres rumeurs
Une rumeur est une histoire qui se
présente comme authentique. Elle est faite de telle
sorte qu'on a envie de la répéter sans la
vérifier. Une rumeur n'est pas forcément
fausse. Exemples de rumeur confirmée par les faits
après avoir reçu tous les démentis
officiels possibles, celles concernant les maladies graves
ayant frappé deux présidents récents de
la République Française.
Qu'est-ce qui fait qu'un bulletin
de santé confirmant après coup la maladie de
Georges Pompidou ou de François Mitterrand n'est pas
un discours autogène, alors que la rumeur qui faisait
état de cette même maladie, en termes
simplement plus vagues, en était un ? Le simple fait
que la rumeur ne s'appuyait sur rien d'immédiatement
vérifiable, et néanmoins circulait.
Quant aux démentis officiels
qui ont précédé la confirmation non
moins officielle, ce n'étaient pas des discours
autogènes, c'étaient simplement des
mensonges.
Le point de départ de la
rumeur peut être fortuit et sans rapport autre que
superficiel avec ce qu'elle deviendra. Le cas suivant a
connu tellement de rebondissements qu'il en devient un
exemple d'école.
L'enfant aux mains
coupées
1870, guerre franco-allemande. Une
aristocrate allemande de haut rang, et néanmoins de
bonne volonté, visite un hôpital en
arrière du front. Elle y rencontre une fillette
française qui a eu les deux mains arrachées
par un éclat d'obus, alors qu'elle les joignait pour
prier. Bouleversée, la visiteuse lui demande ce
qu'elle peut faire, à quoi l'enfant répond :
"Madame, rendez-moi mes mains !" Cet épisode a
été connu en son temps (je l'ai
découvert il y a fort longtemps dans un ouvrage
racontant cette guerre, publié peu d'années
après, et ne passant aucune cruauté aux
Allemands). Puis déformé, il a connu, sans
qu'on sache exactement comment, un cheminement inattendu. A
ma connaissance, personne n'avait jusqu'ici songé
à y voir l'origine d'une des plus
célèbres rumeurs.
On connaît la suite. 1914,
nouvelle guerre entre les deux pays. On se racontait avec
insistance, côté français, que les
soldats allemands étaient d'ignobles brutes qui
coupaient les mains des enfants. Cela se retrouve jusque sur
les caricatures de l'époque.
Résultat, dans les
années 20, lors d'un premier essai de rapprochement
franco-allemand, Aristide Briand et d'autres ont eu le plus
grand mal à faire admettre l'inanité de cette
histoire. Rigoureusement personne, pourtant, ne venait
exhiber ses moignons à titre de preuve.
Il y a encore une suite. Dans les
années trente, le souvenir de ce bobard dissuadait
nombre de Français de s'inquiéter et de
s'indigner du nouveau comportement allemand. Pourtant, avec
la prise de pouvoir par Hitler, il y avait vraiment lieu de
s'inquiéter et de s'indigner. Et cette histoire de
mains coupées circule encore, sous sa forme
négative ultime, dans les ouvrages dits
"négationnistes" parce qu'ils prétendent
réfuter l'extermination planifiée des Juifs
par le régime nazi.
La rumeur, dégonflée,
s'était retournée, avait agi comme un vaccin !
Et après tout, le vaccin le plus typique est aussi le
descendant, le mutant du virus ou de la bactérie
d'origine, qui s'y oppose comme le chien s'oppose à
son cousin le loup, comme des hommes s'opposent à
d'autres hommes.
A quel moment précis est-on
passé de l'information objective "elle a eu les mains
tranchées" à la rumeur, discours
autogène "ils lui ont tranché les mains..."
puis "ils tranchent les mains aux enfants..." ? On peut
imaginer des phases intermédiaires, vraies ou fausses
d'ailleurs, "l'obus était allemand", puis "les
Allemands ont visé délibérément
des populations civiles..." Mais soulever ce genre de
débats est aussi vain que de chercher à
déterminer, ou seulement à définir, le
moment où un primate non humain a engendré un
primate humain (rappelons que l'Homme fait partie des
primates !).
Contentons-nous de souligner que
dans ce cas précis, vraisemblablement, il n'y a
jamais eu chez personne une intention
délibérée de diffuser une fausse
information. En tout cas, il n'est pas nécessaire de
le supposer pour expliquer le tout, pas plus qu'il n'est
nécessaire de supposer une intention humaine
quelconque derrière le virus, comme la... rumeur en a
couru un temps pour celui du sida.
La
rumeur d'Orléans
Au commencement il y avait, tout
comme pour les "Protocoles", un auteur qui ne nourrissait
que de bonnes intentions . Il s'agit d'un Anglais, Stephen
Barlay, qui a publié en 1968 un ouvrage
intitulé "Esclavage sexuel". Il y racontait entre
autres, sans grande précision, une histoire qui se
serait déroulée à Grenoble. Une jeune
femme entre dans un magasin de mode, pendant que son
époux l'attend à l'extérieur. Il attend
longtemps, entre dans la boutique, pose des questions. On
lui répond qu'on n'a vu aucune femme correspondant au
signalement qu'il donne. Il s'en va tout droit à la
police, qui finit par découvrir la malheureuse,
droguée, dans la cave. Comme dans le roman de Joly
qui a inspiré les "Protocoles des Sages de Sion", il
n'est nulle part question de Juifs. Une traduction
française de ce livre paraît en 1969, et
l'épisode ci-dessus est reproduit, avec encore moins
de précisions, par le magazine populaire Noir et
Blanc le 6 mai 1969.
C'est dans les jours qui suivent
que s'installe, dans la ville d'Orléans (suivie plus
tard par Chalons-sur-Saône et bien d'autres) la
célèbre rumeur. Elle incriminait pas moins de
six magasins de vêtements, tous tenus par des Juifs.
On ajoutait que les victimes, vingt-six exactement, avaient
été emmenées, droguées,
jusqu'à la Loire où un sous-marin les
emportait à jamais.
Arrêtons-nous un
instant sur ce détail du sous-marin, lancé
paraît-il comme une boutade ironique par un
représentant notable de la communauté juive
locale pour tenter de ridiculiser la rumeur, et devenu
aussitôt partie intégrante de ladite rumeur. Il
rappelle fortement une autre rumeur classique, disant que
des écologistes lâchent des vipères dans
l'environnement depuis des hélicoptères.
Pourquoi diable utiliseraient-ils un moyen aussi
coûteux, aussi bruyant, et aussi peu écologique
? Mais justement, Dostoïevky explique, quelque part
dans L'Idiot, qu'un détail invraisemblable peut
paradoxalement donner plus de poids et de
crédibilité à une histoire.
Pour revenir à
Orléans, si la police n'intervenait pas,
c'était que les malfaiteurs disposaient de puissants
appuis. Il fallut une vigoureuse campagne d'opinion publique
pour faire cesser cette histoire, si tant est qu'elle ait
cessé.
Remarquons toutefois que, comme
pour les "mains coupées", le discours autogène
opposé existe. Il peut consister à taxer a
priori de préjugé antisémite ceux qui
transmettent la rumeur. A la limite, c'est chercher,
consciemment ou non, à diffuser l'idée d'un
complot du monde entier solidaire contre les Juifs.
D'une part, l'enlèvement
d'êtres humains pour l'esclavage de la prostitution,
cela existe. D'autre part, tous ceux qui retransmettaient la
rumeur n'avaient pas conscience de sa nature
antisémite, ne savaient souvent même pas qu'il
était question de Juifs. Du reste, la mise en
lumière par les médias de ce caractère
antisémite a fortement contribué à
étouffer la rumeur.
Autres
rumeurs
A la fin des années
50, le bruit a couru avec insistance, dans la région
de Seattle, les pare-brise de voitures étaient
régulièrement déteriorés,
grêlés. On attribuait ce
phénomène soit aux récentes
expériences nucléaires soviétiques,
soit à de grands travaux routiers. Les
enquêteurs finirent par faire admettre, difficilement,
qu'il n'y avait pas plus de pare-brise grêlés
qu'en temps normal ou que n'importe où ailleurs, mais
que la rumeur avait incité nombre d'automobilistes
à examiner le leur avec plus d'attention que
d'ordinaire.
Je confesse avoir
répercuté en toute bonne foi la rumeur disant
qu'on avait trouvé des mygales, d'énormes
araignées poilues et venimeuses, dans des yuccas, les
oeufs étant supposés avoir voyagé avec
la terre. C'était impossible (mais allez le savoir si
vous n'êtes pas spécialiste), les mygales,
étant carnivores, n'auraient jamais pu trouver assez
de nourriture pour se développer dans ces
conditions.
Ne quittons pas le champ des
rumeurs sans mentionner que l'affirmation : "Tel bruit qui
court est une rumeur (sous-entendu, est faux)" peut fort
bien être un discours autogène,
éventuellement délibéré, pour
empêcher la divulgation de faits gênants. Ainsi,
on a systématiquement qualifié de "rumeurs"
toutes les informations faisant état
d'enlèvements de personnes (en général
pauvres) pour permettre des greffes de cornées, de
reins ou de coeurs à d'autres personnes (en
général riches). Ces informations ne sont pas
forcément toutes fondées prises
séparément, mais globalement il serait
contraire à tout ce qu'on sait de la nature humaine
que de tels trafics n'existent pas à grande
échelle, vu la demande existante.
Il est possible aussi que l'on
lance sciemment certaines rumeurs à titre de
"vaccin", pour décourager à plus long terme le
public de rapporter ultérieurement des rumeurs
comparables (éventuellement plus fondées). Je
soupçonne, sans plus, que c'est le cas pour la
fameuse rumeur faisant faussement état du sida dont
aurait souffert une actrice célèbre, dans les
années 1980.
Tout cela renvoie à une
expérience américaine célèbre.
On montrait à un premier sujet une image, une
scène d'altercation entre un Noir et un Blanc, ce
dernier portant une arme, un rasoir, à la ceinture.
Le sujet devait expliquer brièvement le contenu de
l'image à un autre, qui lui-même le
répétait à un troisième, et cela
plusieurs fois. A la sortie, quand les sujets étaient
blancs, c'était presque toujours le Noir qui
possédait le rasoir, et souvent le
brandissait.
Ce mécanisme de
déformation, de simplification, de concentration
autour du symbole le plus frappant, on peut en citer bien
d'autres exemples, ne débouchant pas toujours sur un
discours autogène.
C'est tout aussi répandu
dans le domaine de la fiction. Pour beaucoup de gens,
"Frankenstein" est un monstre fabriqué à
partir de morceaux de cadavres humains grossièrement
cousus ensemble. Peu importe que dans le roman de Mary
Shelley "Frankenstein ou le Prométhée moderne"
et les films qu'il a (très librement)
inspirés, ce même "monstre" ne porte pas de nom
mais soit assemblé par un savant irresponsable qui
s'appelle Victor Frankenstein.
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