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Un moine du nom de Nichiren (1222-1282) s'en est scandalisé. Il n'est pas question de dresser ici un tableau complet de sa vie et de son oeuvre, seulement de souligner à quel point elle se fonde sur l'idéal d'unité. A ses débuts, Nichiren se fixa pour but d'assimiler toutes les doctrines bouddhistes, soit des bibliothèques entières. De ces années d'études acharnées et de réflexions, il sortit avec la conviction qu'un sûtra particulier contient l'essentiel, qu'il domine tous les autres. Il s'agit du Sûtra dit "du Lotus" (qui, en très gros, promet dans un style très fleuri l'atteinte de l'état sublime de Bouddha à tous les êtres). Donc, première analogie avec les monothéismes : un texte de référence unique et fondamental. Deuxième analogie : un certain fanatisme, le rejet de toutes les doctrines concurrentes présentées sans nuance comme diaboliques (avec, de la même façon que l'Islam tolère le Christianisme, une exception pour la secte Tendaï, qui donnait depuis des siècles la primauté au Sûtra du Lotus). En Occident, à la même époque, c'eut été banal. Au Japon, non : la diversité religieuse faisait, et fait toujours, partie du paysage. Toutefois, ce fanatisme n'excluait pas toute tolérance, puisque Nichiren demandait un débat contradictoire et promettait de s'incliner si on lui prouvait qu'il avait tort. Mais sinon, il comptait bien que l'état imposerait sa doctrine par la force. On le lui refusa, il maintint ses positions. L'affaire s'envenima au point qu'il fut condamné à mort. Et, de même que Jésus a survécu à une crucifixion, Nichiren a en quelque sorte survécu à une décapitation, et en a conclu à la supériorité intrinsèque de ses conceptions, et même que le vrai et fondamental Bouddha, c'était lui. Cela se passait en 1271, une nuit, dans un bois de pins au bord de la mer (car la condamnation n'était pas des plus régulières, paraît-il). Au moment où le bourreau lève son katana, il se produit un éclair, ou un météore, en tout cas un phénomène lumineux et céleste assez frappant et inattendu pour qu'on renonce à l'exécution, et que la peine soit commuée en un exil de quelques années. Notons aussi qu'en 1279 trois paysans adeptes de Nichiren ont été décapités parce qu'ils refusaient d'abjurer leur foi, et que Nichiren y a vu une nouvelle preuve de la supériorité de sa doctrine. Invocation des martyrs, même et surtout de condition modeste : encore un réflexe typiquement monothéiste ! Après la mort de Nichiren, l'unité de son mouvement a connu des hauts et des bas. Très vite, un schisme s'est produit, et au vingtième siècle les deux branches continuaient à vivoter et à se maudire l'une l'autre. L'une d'elle a soutenu le mouvement nationaliste au pouvoir à partir des années trente et a durement fait persécuter sa rivale. A la même époque, un groupe d'instituteurs d'une province reculée (l'ile d'Hokkaido) fondait une modeste association en vue d'appliquer à l'enseignement certains aspects de l'oeuvre de Nichiren (qui ne manque pas de richesses, quoi qu'on dise). C'était la Sokka Gakaï. En 1944, le leader de ce groupe, Makiguchi, meurt en prison pour avoir refusé l'allégeance au régime militaire (il est donc scandaleux, quoi qu'on pense par ailleurs de la Soka Gakkai, de continuer à en faire un suppot du fascisme japonais). Son second, Toda, dans une cellule voisine, décide alors de consacrer toute sa vie non plus seulement à l'éducation des enfants mais à la diffusion de la doctrine dans toute la société. A partir de sa libération en 1945, il tient parole. Profitant du désarroi où se trouve plongé le Japon, il lance sa poignée de fidèles dans un prosélytisme forcené, et payant. Pour donner une idée de son style, il paraît qu'il réunit un jour son état-major et lança : "Si à ma mort il n'y a pas 750 000 butsudans au Japon, ne célébrez pas mes funérailles ! Jetez mes cendres à la mer !" On était encore très loin de ce chiffre, et lui n'était plus jeune, et la prison avait irrémédiablement altéré sa santé. Mais qu'est-ce qu'un butsudan ? C'est un autel domestique, avec une reproduction d'un parchemin, le gohonzon, où Nichiren avait résumé son illumination décisive et sa doctrine. Au Japon, c'est une chose naturelle : chaque famille se doit d'avoir un tel autel, conforme à sa religion, au coeur de son appartement. Le Catholicisme n'a eu aucun mal à s'y adapter. Et traditionnellement la force d'une religion se compte en autels plus qu'en adeptes individuels. Retenons surtout qu'un butsudan, avec le gohonzon qui en est le coeur, est un signe tangible extraordinaire d'unité. Mais il semble que ce signe, particulièrement dynamisant (autogène) au Japon, se soit révélé un handicap dès qu'on s'est avisé de répandre la doctrine à l'étranger. A la mort de Toda, en 1958, l'objectif était atteint. Son successeur, Ikeda, toujours en activité à l'heure où j'écris, a continué sur sa lancée , multiplié les butsudans au Japon (plusieurs millions), et voulu les exporter sans adaptation. Un butsudan se présente comme un meuble très décoratif, mais enfin il occupe un bon mètre carré, et dans la pièce principale, surtout pas dans un recoin. Difficile à assumer pour un Occidental (pour qui, traditionnellement, le signe religieux d'unité se trouve au niveau de la paroisse et non de la famille), et pour quasiment n'importe qui en dehors du Japon. Et on ne devient fidèle à part entière que quand on l'a obtenu (car il faut en outre le demander, et il n'est pas accordé si facilement). Donc, seuls les plus déterminés vont jusqu'au bout de la démarche et se retrouvent forcément entre eux. Cela ressemble fort à une dérive sectaire, et certains ont cru bon de la dénoncer comme telle sans nuance. Je crois pouvoir certifier, par expérience personnelle, qu'on ne laisse pas sa chemise à la Sokka Gakaï, qu'on n'y est pas incité à se couper de ses proches, qu'on peut en sortir sans subir aucun harcèlement, etc. Mais aussi, que beaucoup en sortent déçus ou découragés. Et les percées restent très limitées. Peut-on dire que, faute d'unifier le monde, elle a au moins maintenu son unité à elle ? Oui et non. Elle a dû couper les ponts avec son émanation, le parti Koméito, qui avait obtenu un certain succès mais s'était ensuite trouvé lourdement compromis dans des scandales. Ikeda lui-même, malgré son influence (on lui attribue plusieurs désignations en sous-main de premiers ministres du Japon) a connu quelques difficultés avec la Nichiren Shoshu (organisation religieuse dont il dépendait en principe, la Sokka Gakaï étant laïque), jusqu'à la rupture.
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