23 décembre 2001 

Guerre d'Algérie,
guerre des coups bas
 


Une réflexion sur l'histoire de la Guerre d'Algérie, extraite d'un ouvrage sur les ruses de guerre en général, que j'ai au moins provisoirement renoncé à placer...

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Je connais quelqu'un, pas vraiment naïf ni exalté, qui écume d'indignation à chaque fois qu'il évoque un épisode très particulier de la guerre d'Algérie (1954-1961, mais on pourrait aussi bien dire 1830-1961, car la résistance à la présence française, quoi qu'on pense par ailleurs de cette dernière, n'a pratiquement jamais cessé). Cet épisode concerne des parachutistes français, mitraillés par l'ennemi avant d'avoir touché terre, donc avant de pouvoir riposter, donc déloyalement. J'avoue que cette indignation me laisse à chaque fois rêveur, tant cette guerre a été marquée par les coups bas en tous genres, des deux côtés.

 

Léger

Certains militaires se sont apparemment spécialisés dans les coups tordus. Un exemple remarquable est fourni par un officier français du nom de Paul-Alain Léger. Né en 1922, chargé pendant la deuxième guerre mondiale de missions de commando, il dirigea au cours de la guerre d'Indochine des unités entièrement constituées d'anciens Viet-minh "retournés". Parmi ses spécialités : se faire livrer par des paysans des caches d'armes ou de précieux renseignements en se faisant passer pour une unité communiste...

Mais c'est au cours de la guerre d'Algérie, et en particulier pendant la "bataille d'Alger", qu'il devait donner toute sa mesure (l'histoire est relatée par Yves Courrières, "L'heure des colonels", Fayard, 1970).

Là encore, il se révélait un as du "retournement" d'éléments adverses parfois bien placés. Et quand il tombait sur quelqu'un de non retournable, il lui arrivait de s'en servir encore plus efficacement comme nous le verrons dans un autre chapitre.

Janvier 1958, certains de ses protégés, résidant à Alger, ont réussi à capter la confiance des cadres FLN des provinces voisines. En fait, depuis l'échec de la "bataille d'Alger", l'insurrection ne parvient plus à frapper dans la capitale algérienne. Des hommes de Léger entrent en contact avec l'état-major FLN pour proposer leurs services. On leur demande, instamment, des attentats aussi impressionnants que possible. Que faire ? Pour garder leur confiance, Léger doit organiser lui-même quelques attentats à la grenade, en veillant à ce qu'ils ne fassent aucune victime ni aucun dégât important (les "cibles" étaient parfois prévenues et avaient ordre de ne pas poursuivre le "terroriste", ou de le poursuivre dans une fausse direction). L'état-major de la Wilaya (région) 3 fait savoir que ce n'est pas suffisant, et qu'il se dispose à envoyer d'autres poseurs de bombes.

Faudra-il tout recommencer ? Les protégés de Léger répondent qu'ils ne demandent pas mieux que de répandre un maximum de sang, mais qu'ils éprouvent de terribles difficultés techniques et autres, et ne peuvent les expliquer que de vive voix. Ils obtiennent ainsi une entrevue pour organiser une suite plus percutante. Léger les accompagne en personne... et il capture sans coup férir leurs interlocuteurs.

 

Zohra Tadjer

Le 25 janvier 1958 elle arrête à Alger Zohra Tadjer, dite Roza, une jeune fille de dix-huit ans. Pas une prise d'envergure : elle n'a fait que confectionner un drapeau algérien. On essaye de la "retourner", de la convaincre de changer de bord. Et elle paraît effectivement accepter mais... trop facilement. Car elle a manifestement des convictions et du caractère. Ses gardiens comprennent fort bien qu'elle ruse, qu'elle ne se soumet que pour recouvrer la liberté, et rejoindre le FLN. Il faut dire que la pauvre Zohra a affaire entre autres au capitaine Léger.

On décide donc de l'utiliser autrement, et d'abord de continuer à jouer ce jeu du retournement. C'est Léger qui conduit les pourparlers avec la jeune femme. Et dans les nombreuses conversations, de plus en plus détendues sinon confiantes, qu'il a avec elle, il glisse bientôt un argument nouveau. Comme pour mieux l'impressionner, pour mieux la conforter dans son revirement, il lui laisse entendre que de nombreux cadres du FLN le trahissent aussi. Il montre même à Zohra, pour appuyer ces insinuations, des lettres émanant de membres haut gradés de l'organisation indépendantiste. Plus vicieusement encore, il la laisse seule sous un prétexte quelconque face à ces lettres. Juste ce qu'il faut pour lui permettre de déchiffrer les signatures, et donc les noms des expéditeurs, pas assez pour qu'elle puisse tout lire (elle aurait alors compris : ces documents ont été en fait interceptés et leur contenu ne dénote aucune trahison).

Après quoi il ne reste plus qu'à libérer la naïve Zohra, en continuant à feindre de croire à son "retournement" sincère et total. On lui souhaite bonne chance, on lui promet de nouvelles instructions. Le résultat dépasse les espérances les plus folles de Léger. La malheureuse, convaincue d'avoir berné l'armée française, gagne bien entendu le maquis, s'empresse de dénoncer les "traîtres". Et elle est conduite à Amirouche, le chef de la wilaya (région militaire) 3, le plus impitoyable et le plus maladivement méfiant des leaders F.L.N. Ce dernier fait torturer d'abord tous les hommes ainsi désignés. Beaucoup finissent, comme bien souvent en pareil cas, par avouer n'importe quoi et dénoncer n'importe qui : il est encore plus difficile de résister moralement à la torture quand elle vient de son propre camp.

D'où une purge sans précédent dans la Wilaya 3 et bientôt aussi dans la Wilaya 4, visant de préférence les intellectuels, ses bêtes noires. Médecins, ingénieurs, enseignants, qui s'étaient joints sincèrement à la lutte du FLN, sont massacrés, une perte irrémédiable pour la future Algérie indépendante. Mais Amirouche ne fait confiance qu'à ses solides montagnards. Zohra elle-même est atrocement torturée et finalement égorgée.

 

Kouidder

Ce genre de manoeuvre devait encore être utilisé par l'armée française. Fin 1959, une patrouille française capture dans la montagne un combattant FLN du nom de Kouidder. D'abord, tout se passe pour lui comme avec Azzedine après sa capture : on l'emmène dans une villa, on le traite bien, et un capitaine français lui suggère de retourner dans le maquis pour prêcher la "paix des braves". Le prisonnier commence par protester : il n'est pas un traître ! Suivent, pendant plusieurs jours, des discussions animées, où les deux hommes font assaut d'éloquence, et aussi d'hypocrisie. Le Français fait miroiter, là aussi, la future Algérie française où les Musulmans auront enfin des droits égaux à ceux des Européens. Kouidder dénonce les bombardements aveugles de l'aviation française sur les villages, l'autre ne se vexe pas et lui retourne les massacres et atrocités perpétrés par le FLN. Enfin, après qu'on lui ait donné des garanties concernant sa famille (ce sera le seul point respecté), Kouidder finit par accepter.

Une évasion simulée, au cours d'un transfert, lui permet de regagner le maquis. Aussitôt, on le fouille minutieusement : c'est la règle, il le sait et l'accepte. Mais à sa grande surprise, on trouve dans une cavité de sa semelle une liste de dix noms, dix combattants du FLN. Et des hommes réputés pour leur mauvais esprit (pessimisme, idées politiques déviantes, indiscipline, etc.). Et encore deux messages personnels dans la doublure de sa djellaba. Kouidder proteste, dénonce la perfidie des Français... peine perdue. Abominablement torturé, il finit par avouer tout ce qu'on veut, et les hommes "dénoncés" par lui également. La purge est encore terrible.

 

Kobus

Mais l'adversaire n'était pas en reste.

Dans le cas suivant, la victime s'était elle-même ingéniée à entretenir une certaine ambiguïté malsaine. Au cours de cette même guerre, un certain Belhadj Djillali, plus connu sous le nom de Kobus, sert d'abord d'informateur à l'armée française. Puis, peu à peu, il réussit à convaincre ses patrons qu'il peut faire mieux. Il recrute jusqu'à un millier d'Algériens en leur tenant un discours bien particulier. L'idée-force : "Les Français sont prêts à nous accorder l'indépendance à condition d'écraser d'abord ces communistes du FLN. Donc en combattant le FLN nous combattons pour l'Algérie indépendante..." Et de fait, dans son camp, on salue en même temps le drapeau français et le drapeau algérien...

Jeu dangereux, mais notre homme montre une efficacité certaine, au point d'inquiéter sérieusement le FLN. Ce dernier charge Azzedine (un de ses meilleurs officiers, qui a mis en échec Bigeard soi-même) de lui régler son compte.

Un poste français se trouve non loin du camp de Kobus, pour le surveiller. Chaque jour, une patrouille de Kobus s'en va jusqu'au camp français, puis une patrouille française effectue le trajet inverse. Enfin, après tous ces contrôles, un officier français s'en va inspecter le camp de Kobus, car on s'en méfie de plus en plus. Azzedine fait d'abord poser une mine télécommandée. Elle laisse passer les deux patrouilles mais explose au passage de l'officier, le blessant grièvement, et accentuant la méfiance.

Quelques jours plus tard une ferme voisine des deux camps, et qui se croyait à l'abri précisément grâce à ce voisinage, est attaquée de nuit. Ses occupants sont massacrés et un millier de moutons emmenés. On promène les bêtes du côté du camp de Kobus, en laissant leurs traces évidentes. Puis on les emmène dans le maquis, mais cette fois en prenant soin d'effacer les empreintes. Pendant ce temps, d'autres hommes d'Azzedine harcèlent le camp français.

La position de Kobus devient intenable. Ses vingt-deux officiers, las du double jeu, s'en vont tout bonnement proposer leurs services au FLN. Pour prouver leurs bonnes intentions, ils apporteront la tête de Kobus et entraîneront avec eux l'ensemble de ses soldats. Le FLN fera exécuter discrètement les vingt-deux officiers, et dispersera les hommes au sein de ses unités.

 

Azzedine

Le 17 novembre 1958, par une opération coup de poing dans la campagne algérienne, les forces du général Massu réussissent, la chance aidant, à blesser et capturer Azzedine. Le prisonnier est soigné avec les plus grandes attentions, et logé dans la villa même de Massu. La torture, c'est pour les terroristes, ou assimilés, des villes.

Et surtout l'heure est à la "paix des braves", mot d'ordre du président De Gaulle. Et justement on tient un brave. Donc, après l'avoir bien choyé, le capitaine Marion lui fait des propositions "honnêtes", aveuglement ou risque calculé, comme on voudra. On le libère s'il accepte à son tour d'aller prêcher la "paix des braves" à ses frères d'arme. Comme garantie, on lui demande seulement sa "parole d'honneur". Il est vrai qu'accessoirement sa famille est menacée de mort s'il reprend le combat. En outre, s'il se montre docile jusqu'au bout, on lui promet une somme rondelette et une place de choix dans la nouvelle Algérie française purgée de ses injustices.

Azzedine accepte avec une formule très à la mode, mais dont on ne peut encore mesurer toute l'ironie : "Capitaine Marion, je vous ai compris !" Après quoi il regagne le maquis, revient une fois voir le capitaine Marion pour lui rendre compte. Puis deuxième aller-retour, troisième. La quatrième sortie est définitive, Azzedine reprend le combat avec plus de vigueur que jamais. Entre-temps, il a mis sa famille à l'abri.

 

Poissons frais

1957, le commandement français découvre que des camions transportant régulièrement du poissons frais du Maroc jusqu'à Alger acheminent aussi des armes pour le FLN. Les conducteurs espèrent ainsi ne pas être la cible d'attentats. Ce sont des commandos français qui s'en chargent, au bazooka ou à la bombe, en imitant à chaque fois au mieux le style de l'adversaire. Le trafic cesse bientôt.

 

Journal

Début 1960, les services secrets français découvrent que le contenu, les articles du journal indépendantiste "El Moudjahid", après rédaction et mise en page mais avant impression, transitent par l'aéroport d'Alger. On pourrait détruire la filière, mais elle se reformerait fatalement ailleurs et le bénéfice serait mince. Donc on la laisse fonctionner, mais on modifie au passage, subrepticement, certains articles. Il ne s'agit pas d'en faire de vibrants appels en faveur de l'Algérie française : cela ne prendrait pas. D'abord on infléchit le ton des récits de combats, les rendant nettement moins optimistes.

Puis, comme le pot aux roses n'est pas découvert, les promoteurs de l'opération s'enhardissent. Ils remplacent une consigne de boycott de certaines élections par un appel à voter lors de ces mêmes élections (les deux positions pouvaient se défendre du point de vue du FLN, mais il lui fallait absolument être cohérent dans ses consignes, parler d'une seule voix).

Enfin, encore plus sournois, on insère une revendication territoriale de l'Algérie sur une région du Maroc. Cette revendication est bien réelle, et d'ailleurs solidement étayée par des documents fournis entre autres par l'administration française. Mais bien sûr le FLN a pour l'heure d'autres priorités, et il ne peut se permettre de se brouiller avec le voisin marocain.

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