8 mars 2005 

Les versets sataniques


Dans la série, ou Dieu n'existe pas et l'intégrisme religieux est une escoquerie, ou Dieu existe et l'intégrisme religieux est un blasphème...

(NB le roman de Salman Rushdie que cette affaire a inspiré est traité ici). 

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L'affaire dite des versets sataniques n'est pas une invention de Salman Rushdie, même s'il l'a rendue célèbre avec la complicité active et efficace de l'ayatollah Ruollah Khomeiny. Cela se passe à La Mecque, avant l'Hégire, quand les musulmans représentaient un petit groupe très maltraité, défendant une doctrine qui n'était pas encore violente, pas encore intégriste, transmise par un homme de coeur, progressiste comme on dirait aujourd'hui, sur bien des plans, et qui n'avait encore commis aucune action honteuse. Dans ce qui suit, nous allons suivre l'affaire telle que la raconte Tabari, le chroniqueur qui nous l'a fait connaître, dans Mohammed sceau des prophètes, Sindbad, 1980 (édition musulmane donc).

Les incrédules, fatigués de la prédication du Prophète, l'appelèrent à la mosquée et lui parlèrent ainsi : Nous allons te faire une proposition équitable. Si tu veux que nous adorions ton dieu, adore aussi nos divinités : de cette façon tu seras de notre religion et nous serons de la tienne ; si notre culte est le vrai, tu en auras l'avantage, et c'est le tien qui est le vrai, nous en aurons l'avantage… (Tabari p91)

Cette proposition fut rejetée, révélations véhémentes à l'appui : Dis : M'ordonnerez-vous d'adorer d'autres dieux, O ignorants ! (Coran, 29, 64). Il semble toutefois que la détermination du Prophète fléchissait, qu'il n'était pas insensible à ce genre d'argument puisqu'à la même époque, dit Tabari, fut révélé aussi : Peu s'en est fallu qu'ils ne t'aient détourné de ce que nous avons révélé (Coran, 17, 75). C'est précisément là que se place l'épisode célèbre des "versets sataniques", que notre auteur ne peut ignorer puisque là encore, il en reste une trace dans le Coran.

Alors fut révélée au Prophète la sourate de l'Etoile (53). Il se rendit à la mosquée, où étaient réunis les Qoraïschites, et récita cette sourate. Lorsqu'il fut arrivé au verset : "Que croyez-vous de Lat, d'Ozza, et de Menat, la troisième ? Auriez-vous des mâles et Dieu des femelles ?" (versets 19 et suivants), Iblis [le Diable, même étymologie, du latin " diabolus "] vint et mit dans sa bouche ces paroles : " Ces idoles sont d'illustres Guaraniq [le sens de ce mot est incertain], dont l'intercession doit être espérée". Les incrédules furent très heureux de ces paroles et dirent : "Il est arrivé à Mohammed de louer nos idoles et d'en dire du bien. Le Prophète termina la sourate, ensuite il se prosterna, et les incrédules se prosternèrent à son exemple, à cause des paroles qu'il avait prononcées, par erreur, croyant qu'il avait loué leurs idoles. Le lendemain, Gabriel vint trouver le Prophète et lui dit : O Mohammed, récite-moi la sourate de l'Etoile. Quand Mohammed en répétait les termes, Gabriel dit : Ce n'est pas ainsi que je te l'ai transmise ; j'ai dit : " Ce partage est injuste, " les incrédules dirent… [Tabari p 91].

Donc, Gabriel, l'Ange Gabriel, apparaît ici comme terriblement bien incarné. Il "va trouver" le Prophète, converse avec lui familièrement, exactement comme Dieu le Père dans le deuxième (mais pas le premier) récit de la création dans la Genèse. Comment pourrait-il y avoir place au doute ? Mais aussi, comment… diable Iblis a-t-il pu s'immiscer dans une relation aussi proche ? Au passage, c'est toujours dans les récits susceptibles de déstabiliser la foi des fidèles que la présence de l'Ange se fait plus concrète, réelle, palpable, indiscutable, chez Tabari. Il en était aussi ainsi lors des toutes premières révélations, quand le Prophète lui-même doutait. Il en sera ainsi lors des actions les plus violentes et fourbes ordonnées par lui aux musulmans.

Et en toute logique, si Iblis s'est fait une fois passer pour Gabriel, pourquoi pas d'autres ? Pourquoi pas toutes les autres à la suite de cet épisode singulier ? ?

D'après Tabari, c'est dès le lendemain que la rectification a été opérée, et proclamée. Ensuite, pendant plusieurs jours, le Prophète éprouva d'indicibles angoisses, jusqu'à ce que l'Ange le réconforte en lui révélant que tous les prophètes antérieures avaient succombé à semblable tentation. On en cherche vainement un exemple dans la Bible, mais bien sûr Dieu est plus savant.

Mais ce qui frappe le plus dans la relation par Tabari de l'affaire des versets sataniques, c'est qu'à aucun moment il ne nous dit comment les musulmans ont réagi, d'abord en voyant le principe du strict monothéisme lourdement remis en cause par une révélation, ensuite avec l'annulation pure et simple de cette remise en cause. Ont-ils enregistré passivement ? Se sont-ils étonnés ? Certains se sont-ils indignés ? Ont-ils posé la question terrible qui vient naturellement à l'esprit : si le Diable a trompé Mohammed une fois, pourquoi pas d'autres ? Pas un mot là-dessus. Pourtant, en d'autres circonstances, Tabari, et la tradition en général, sont prolixes sur leurs états d'âme. Mais que pouvait-il en dire ? S'il les montrait se pliant docilement aux fluctuations déconcertantes de la doctrine révélée, cela donnerait l'impression qu'ils auraient gobé n'importe quoi de toute façon. S'il les dépeignait, au contraire, indignés, ou au moins déstabilisés, par les secousses successives, cela ne pourrait que suggérer un manque de foi. Alors, autant n'en rien dire du tout, même si, forcément, les réactions des fidèles se sont partagées entre ces deux tendances globales, dans des proportions que nous ignorerons toujours.

La Sira (Ibn Hischam) ne dit mot de l'affaire elle-même, pourtant elle mentionne une de ses conséquences, le retour prématuré des musulmans qui s'étaient réfugiés en Ethiopie pour fuir la persécution, croyant qu'un arrangement avait été trouvé. On cherche en vain d'autres mentions de cet arrangement dans la Sira, c'est Tabari qui nous apprend qu'elle venait de l'Etoile.

Salman Rushdie s'est donc emparé de cet épisode et lui a donné une couleur particulière dans ses Versets sataniques à lui. Tout serait parti d'un compromis entre Mahound (nom qu'il donne au Prophète, d'après un sobriquet venu des croisades) et Abou Sofyan (devenu Abou Simbel dans le roman, mais il n'y a aucune ambiguïté… d'autant que la grande majorité des autres personnages gardent leurs noms et rôles historiques). Abou Simbel-Abou Sofyan, donc, a proposé au Prophète de reconnaître sa religion et son dieu à condition qu'en retour les musulmans acceptent de reconnaître au moins comme filles d'Allah les trois plus illustres déesses du panthéon de la Mecque (Jahilia dans le roman, mais c'est son ancien nom historique). Mahound-Mohammed hésite, demande conseil à quelques uns de ses fidèles : Il [Abou Simbel] demande l'approbation d'Allah pour Lat, Uzza et Manat. En échange, il nous garantit que nous serons tolérés, et même reconnus officiellement ; comme preuve, je serai élu au conseil de Jahilia. L'idée le séduit, mais effraye ses disciples. Salman le Persan : C'est un piège. Si tu escalades le Mont Cone et redescends avec un tel message, il va te demander : comment t'y es-tu pris pour obtenir de Gibreel [Gabriel] la bonne révélation ? Il va pouvoir te traiter de charlatan, de truqueur. Khalid et Bilal sont tout aussi réservés. Néanmoins le Prophète parvient sinon à les convaincre du moins à les apaiser. Et il monte sur la montagne entendre la sourate de l'Etoile, qui portera plus tard le numéro cinquante-trois. Et il redescend la proclamer dans l'enceinte sacrée. Des événements embrouillés font capoter le laborieux compromis entre monothéisme et polythéisme, et donc l'amènent à annuler les versets fatidiques. C'est alors que, toujours dans le roman de Rushdie :

Après le reniement des versets sataniques, le Prophète Mahound rentre chez lui pour découvrir qu'une sorte de punition l'y attend. Une sorte de vengeance - de qui ? La lumière ou l'ombre ? Un brave type un sale type ? - dirigée comme cela est souvent le cas, contre l'innocent. La femme du Prophète, soixante-dix ans, assise au pied de la fenêtre au treillis de pierre, est adossée au mur, très droite, morte.

Une extraordinaire audace, d'autant qu'historiquement on sait seulement que Khadidja est décédée à peu près en même temps qu'Abou Talib (à quelques jours près). La suite est plus conforme à l'histoire. Abou Simbel-Abou Sofyan, soutenu par la majorité de la population, multiplie les vexations à l'encontre des musulmans. Mais c'est alors que ces derniers reçoivent des propositions inespérées de l'oasis de Yathrib. Mais revenons à la version de Tabari. Il y a quelques raisons de penser qu'il a abusivement raccourci le laps de temps entre la révélation et le rejet des versets sataniques. 

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