Isaac et Iphigénie 


Un rapprochement qui permet d'aller un peu plus loin, même si l'analogie n'a rien d'extraordinaire en soi...  Retour au menu. 
 

 

Commençons par l'accessoire, la lettre I qui amorce les deux noms, et la lettre A qui commence ceux de leurs pères respectifs, Abraham et Agamemnon.

Mais bien sûr, le principal point commun est qu'Abraham, comme Agamemnon, se sont résolus, à contre-coeur, à sacrifier respectivement Isaac et Iphigénie. Le premier, parce que Dieu le lui réclamait, sans autre motif. Le second, parce que les dieux l'exigeaient en échange de vents favorables pour aller conquérir Troie. On me répondra peut-être qu'Isaac (ou Ismaël selon une version islamique tardive) a été sauvé par la substitution in extremis d'un animal, alors qu'Iphigénie était réellement immolée.

Pas si simple.

Car il y a aussi des versions de l'histoire d'Iphigénie qui parlent d'une substitution animale au dernier moment, la plus célèbre étant la pièce d'Euripide (485-406), Iphigénie en Aulide. Dans Agamemnon d'Eschyle (525-456) par contre, et dans les Chants Cypriens plus anciens dont il s'inspire, la malheureuse a bien été sacrifiée. Il est généralement admis qu'Euripide, ou sa source, venant après, a édulcoré et embelli l'histoire en introduisant la biche salvatrice.

 

Consentement de la victime

Euripide a introduit une autre donnée ignorée par Eschyle et les sources plus anciennes. C'est le consentement d'Iphigénie à sa propre immolation. Après avoir tenté d'émouvoir son père, subitement, elle se met à approuver et à seconder avec détermination son atroce dessein. Plus tard, Racine, dans son Iphigénie à lui, supprimera même les protestations et la montrera de suite coopérative (mais avec lui la substitution ne sera pas animale).

Y a-t-il un parallèle du côté d'Isaac ? Dans la Genèse, non. On dit seulement que l'enfant, chargé de porter le bois du bûcher, s'étonne : "Voici le feu et le bois ; mais où est l'agneau pour l'holocauste ? Abraham répondit : Mon fils, Dieu se pourvoira lui-même de l'agneau pour l'holocauste..." (XXII, 7-8). Donc, ni consentement, ni refus. Rien n'indique la réaction du malheureux en se voyant ligoter pour tenir lieu d'agneau. Savons-nous d'ailleurs si ce ligotage était prévu expressément par le rituel ou s'il avait pour but de l'empêcher de se débattre ?

De nombreux rabbins, depuis l'antiquité, ne se sont pas contentés de cette imprécision. Brodant sur le texte dans des "midrachim", comme n'importe quel curé commentant l'Evangile dans son sermon, ils ont fait dire à Isaac : "Attache-moi bien pour que je ne me débatte pas..." Et certains lui font même ajouter : "Sinon je risquerais, sous l'empire de la peur, de te manquer de respect..." ou bien : "Sinon le sacrifice risquerait de ne pas être valable..." Certains exégètes juifs estiment en outre qu'Isaac était non pas un enfant, comme le veut la tradition la plus répandue, mais un adolescent, voire un adulte dans la force de l'âge. Le vieillard qu'était son père n'aurait pu le lier contre son gré. Le Coran (XXXVII) affirme aussi, très solennellement, l'acceptation du fils d'Abraham. (voir Abraham Segal, Abraham, enquête sur un patriarche, Plon, 1995)

 

Et la substitution

Peut-on soutenir qu'Isaac a été réellement sacrifié alors que l'incontournable Genèse nous le montre survivant à son père, pour arriver à un âge fort avancé, aveugle, et donnant sur son lit de mort, à son insu, son ultime bénédiction à son cadet, Jacob, au détriment de l'aîné, Esaü ?

On remarque incidemment que la substitution animale n'a rien d'invraisemblable en soi. Même si on se refuse à croire à l'intervention angélique, on peut admettre qu'Abraham, au dernier moment, aurait manqué de courage et se serait rabattu sur le premier animal venu, et que lui ou un narrateur ultérieur aurait ensuite justifié cette faiblesse en inventant l'apparition et le contrordre divin.

Et pourtant, cela surprendra peut-être mais une tradition juive marginale, ancienne et tenace, affirme que le sacrifice a bel et bien été mené à terme. Certains vont jusqu'à invoquer une résurrection d'Isaac après l'immolation. D'autres, moins portés sur le merveilleux, supposent que le coup a bien été porté, mais trop mollement, et que la victime a survécu.

Mais des exégètes modernes compétents estiment aussi qu'Abraham a bien sacrifié son fils.

Nous avons parlé de la Genèse comme de la "première source" comme si c'était effectivement une source unique, attribuée par la tradition à Moïse, et insécable. Or on y a détecté plus d'une source, comme dans les livres qui la suivent (Exode, etc.).

Une de ces sources a été distinguée, à partir du dix-huitième siècle, parce que, dans le texte hébreux originel, on y appelle la divinité Yahvé tandis qu'ailleurs son nom est Elohim (pluriel apparent qui a fait couler beaucoup d'encre). Et les textes parlant d'Elohim et de Yahvé montrent des styles et des préoccupations bien distincts, et quand on les isole on obtient un récit plus cohérent, sans nombre de redites qui surabondent dans le texte tel qu'il nous est parvenu. Par la suite, d'autres sources encore ont été identifiées.

Dans le récit du sacrifice, le nom traduit en français par "Dieu" est "Elohim"... sauf précisément au moment fatidique de la substitution (XXII, 11-16). Là, il devient Yahvé. Aussitôt après, c'est de nouveau Elohim... mais il n'est plus question d'Isaac. "Abraham étant retourné vers ses serviteurs, ils se levèrent et s'en allèrent ensemble à Beer-Sheba..." (XXII, 19). Isaac réapparaîtra, bien sûr, mais longtemps après... et dans des récits où Dieu se dit Yahvé.

A titre de comparaison, voici d'autres récits de sacrifices humains et de substitutions animales.

  

La fille de Jephté

Encore une histoire de sacrifice tirée de la Bible. (Juges, XI). Le héros, guerrier vaillant, promet, s'il est victorieux, de sacrifier la première personne qui sortira de chez lui pour l'accueillir à son retour. Il est victorieux et rentre chez lui. La première personne qui se présente n'est autre que sa fille. Elle accepte son sort, et obtient seulement un délai de deux mois. Elle s'en va "pleurer sa virginité" dans la montagne avec ses amies, puis revient docilement offrir sa gorge au couteau paternel. Pas question de substitution animale. Pourquoi la citer alors ? Parce que cette substitution a malgré tout été introduite, longtemps après, par exemple dans l'oratorio "Jephté", musique de Haendel.

 

Une rousse

Par contraste, voici un cas où la substitution animale à une victime humaine semble avérée, et où il ne semble pas que le récit ait été remanié. Au cours de leur longue et dure guerre contre Sparte, au quatrième siècle avant notre ère, les Thébains reçurent un jour un oracle leur intimant, pour obtenir la victoire, de sacrifier "une rousse". Emoi et angoisse, car les sacrifices humains n'avaient plus cours. On se mit néanmoins en devoir de faire amener une fille rousse. Alors, dans le camp, une jument rousse échappée (c'était banal) passa devant l'état-major qui, soulagé, la fit immoler aussitôt.

 

Abdallah

Il s'agit rien moins que du père du Prophète Mohammed, bien avant la naissance de ce dernier. Nous le tirons de la chronique de Tabari. Abdoul-Motalib, notable de La Mecque, apprend un jour qu'un certain trésor est enterré dans un puits de sa ville, depuis le temps d'Abraham (Ibrahim en arabe). Les difficultés s'accumulent et Abdul-Motalib va jusqu'à promettre de sacrifier un de ses fils (il en a alors dix) s'il vient à bout de son entreprise. Naturellement, il en vient à bout, et tire au sort celui de ses enfants qui doit être immolé. C'est son préféré, Abdallah.

Les frères de ce dernier protestent aussitôt contre une décision aussi inhumaine. Le plus déterminé est Abou-Talib (qui longtemps après sera très lié à son neveu le Prophète, protégera efficacement sa nouvelle religion... mais refusera jusqu'au bout de s'y convertir). Il ameute le reste de la famille et les amis. Abdoul-Motalib se sent toujours lié par son serment, mais aussi ébranlé par leurs arguments. Il invoque l'exemple d'Abraham, lié précisément à ce trésor. Les autres rétorquent qu'Abraham n'a pas vraiment sacrifié son fils (Ismaël dans ce récit), sinon ce dernier ne serait pas devenu le père des Arabes. Mais va-t-on attendre une hypothétique intervention angélique ?

On trouve un compromis. Abdoul-Motalib sacrifierait volontiers toute sa fortune pour garder Abdallah. Il va donc, sur les conseils d'une devineresse, le mettre en balance avec dix chameaux et tirer au sort. Si le sort tombe sur les animaux, ils seront immolés. S'il tombe sur son fils, il ajoutera dix autres chameaux et tirera au sort à nouveau. Neuf fois le sort tombe sur Abdallah, et ce sont donc cent chameaux que son père doit sacrifier. Il distribuera leur viande aux pauvres. Quant au trésor, il servira à embellir le sanctuaire de La Mecque, voué aux idoles pour encore quelques décennies.

Peut-on détecter des transformations du texte ? Y aurait-il eu réellement sacrifice mené à son terme, d'un enfant qui serait en fait autre que le futur père de Mohammed ? On peut toujours l'imaginer, mais rien ne l'indique formellement ni même le suggère. Le seul point sur lequel le récit semble bien avoir été arrangé, c'est l'enjeu même de la promesse, ce fameux trésor. A quoi bon promettre à Dieu un de ses enfants en échange d'un trésor, si c'est pour le lui reprendre au prix de toute sa fortune ? Il devait donc y avoir, derrière ce qu'on nous présente comme un trésor, un enjeu de pouvoir conséquent. Les fils d'Abdoul-Motalib vont bientôt dominer La Mecque, mais par la suite ils se diviseront, pour ou contre la nouvelle religion de leur neveu.

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