Jésus et Raspoutine 

 


Autre extrait d'un ouvrage qui cherche toujours un éditeur. On en pensera ce qu'on voudra.  Retour au menu. 
 

 

Comparer Jésus-Christ et Grigori Efimovitch Raspoutine peut paraître une plaisanterie de très mauvais goût. Et pourtant, c'est ainsi, je n'y peux rien. J'attends qu'on me cite un seul autre exemple de deux personnages historiques aux histoires et surtout aux réputations aussi contrastées (ce n'est évidement pas le cas de Kennedy et Lincoln), qui auraient néanmoins autant de points communs, et pas seulement des facéties de noms ou de dates de naissance ou autres.

Tous deux ont été des guérisseurs, et ont utilisé ce don pour asseoir leur influence. Plus rare, tous deux ont, assure-t-on, guéri au moins une fois quelqu'un à distance.

Tous deux étaient pacifistes.

Tous deux ont choqué leurs contemporains en appréciant le vin.

Chacun d'eux aurait prophétisé, et en particulier prophétisé sa propre mort, ainsi que les tragédies terrifiantes qui allaient suivre.

Tous deux ont montré, dans des conditions certes fort contrastées, une résistance particulière à la mort qui a surpris leurs contemporains.

Jésus

Pacifiste
Voir le sermon dit des Béatitudes (Matthieu, V) ainsi que le fameux "Tous ceux qui prendront l'épée périront par l'épée" (Matthieu, XXVI, 52).

 

 

 

 

Goût du vin
"... Car Jean-Baptiste est venu, ne mangeant pas de pain et ne buvant pas de vin, et vous dites : Il a un démon. Le Fils de l'Homme est venu, mangeant et buvant, et vous dites : C'est un mangeur et un buveur..." (Luc, VII, 33-34). Le mot rendu ici (version Segond) par "buveur" est, dans la Vulgate (version latine de St Jérôme), "potator", généralement traduit par "ivrogne". Le contexte polémique relativise l'accusation, mais enfin c'est bien une accusation, fondée ou non, exagérée ou non.

 

 

 

 

Guérisseur
"Ils se rendirent à Bethsaïda ; et on amena vers Jésus un aveugle, qu'on le pria de toucher. Il prit l'aveugle par la main, et le conduisit hors du village ; puis il lui mit de la salive sur les yeux, lui imposa les mains, et lui demanda s'il voyait quelque chose. Il regarda, et dit : J'aperçois les hommes, mais j'en vois comme des arbres, et qui marchent. Jésus lui mit de nouveau les mains sur les yeux ; et quand l'aveugle regarda fixement, il fut guéri, et vit tout distinctement..." (Marc, VIII, 22-26)

 

 

 

 

Guérison à distance
"Il y avait à Capernaüm un officier du roi, dont le fils était malade. Ayant appris que Jésus était venu de Judée en Galilée, il alla vers lui, et le pria de descendre et de guérir son fils, qui était près de mourir. Jésus lui dit : Si vous ne voyez des miracles et des prodiges, vous ne croyez point. L'officier du roi lui dit : Seigneur, descends avant que mon enfant meure. Va, lui dit Jésus, ton fils vit. Et cet homme crut à la parole que Jésus lui avait dite, et il s'en alla. Comme déjà il descendait, ses serviteurs venant à sa rencontre, lui apportèrent cette nouvelle : Ton enfant vit. Il leur demanda à quelle heure il s'était trouvé mieux ; et ils lui dirent : Hier, à la septième heure. Le père reconnut que c'était à cette heure-là que Jésus lui avait dit : Ton fils vit." (Jean, IV, 47-53).

 

 

 

Prophétie
L'Evangile insiste sur le fait que Jésus a prédit sa propre mort. "Voici, nous montons à Jérusalem, et tout ce qui a été écrit par les prophètes au sujet du Fils de l'homme s'accomplira. Car il sera livré aux païens ; on se moquera de lui, on l'outragera, on crachera sur lui, et, après l'avoir battu de verges, on le fera mourir..." (Luc, XVIII, 31-32).

Mais il est aussi écrit que Jésus a prédit les terribles malheurs qui allaient frapper sa patrie quarante ans plus tard. "Comme Jésus s'en allait, au sortir du temple, ses disciples s'approchèrent pour lui en faire remarquer les constructions. Mais il leur dit : Voyez-vous tout cela ? Je vous le dis en vérité, il ne restera pas ici pierre sur pierre qui ne soit renversée." (Matthieu, XXIV, 1-2). Le temple de Jérusalem a été rasé par Titus en 70.

 

 

 

 

Trahison
"Comme il parlait encore, voici, Judas, l'un des douze, arriva, et avec lui une foule nombreuse armée d'épées et de bâtons, envoyée par les principaux sacrificateurs et par les anciens du peuple. Celui qui le livrait leur avait donné ce signe : Celui que je baiserai, c'est lui ; saisissez-le. Aussitôt, s'approchant de Jésus, il dit : Salut, Rabbi, et il le baisa..." (Matthieu, XXVI, 47-50).

 

 

 

 

Résistance à la mort
D'après le dogme chrétien, cette résistance est absolue et éternelle.

 

 

 

Grigori Efimovitch Raspoutine

Pacifiste
Raspoutine a voulu s'opposer à la déclaration de la première guerre mondiale, alors qu'il était cloué sur son lit, chez lui, en Sibérie, par le coup de poignard récent d'une fanatique. Une de ses lettres au Tsar, à ce moment : "Cher ami, je dis encore une fois, une tempête terrifiante est sur la Russie ; malheur et chagrin immense, nuit sans éclaircie sur une mer de larmes sans bornes. Et bientôt de sang ! Que dirai-je ? Je ne trouve pas les mots. Horreur indescriptible. Je sais que tous veulent de toi la guerre, même les fidèles, ils ne savent pas que c'est pour la ruine. Dur est le châtiment de Dieu : lorsqu'il ôte l'intelligence, c'est le début de la fin. Tu es le Tsar et le père du peuple, ne permets pas aux déments de l'emporter et de perdre le peuple et eux-mêmes. Voilà, on vaincra l'Allemagne, mais la Russie ? Quand on y pense, il n'y a pas de martyre plus désolée dans tous les siècles. Elle est toute noyée de sang. Chagrin sans fin. Grigori."

Il a ensuite usé de son influence (moins forte qu'on a bien voulu le dire) pour tenter de réunir les conditions de la paix.

Il a aussi pris la défense des Juifs, et est notamment intervenu pour faire cesser les pogroms.

Goût du vin
Le goût immodéré de Raspoutine pour le vin est bien connu, et certains rapports très officiels montrent un comportement typique d'ivrogne. Ainsi, le 9 août 1915, notre héros s'embarque à Tioumen sur le vapeur qui doit le conduire, sur la rivière Tobol, jusqu'à son village de Prokovskoïé. Il s'enivre avec des soldats en permission, les convie à déjeuner au restaurant de deuxième classe, continue à boire, à chanter, à lancer des histoires salaces. Le capitaine vient leur signifier que les soldats ne sont pas admis en deuxième classe. Raspoutine s'emporte et provoque une véritable bagarre. Il arrivera à destination tellement saoul qu'on le débarquera sur une télègue (charrette russe très rustique). Ses deux filles, venues l'attendre, le ramèneront à la maison.

Là encore, si l'ivrognerie est par elle-même banale, elle n'en est pas moins exceptionnelle chez quelqu'un qui revendique aussi hautement un statut de maître ès spiritualité.

Guérisseur
"Vers la fin du mois d'octobre 1907, alors que la famille impériale s'est installée pour l'automne à Tsarskoïe Selo, Alexis tombe en jouant dans le jardin et se plaint de violentes douleurs à une jambe. En constatant que l'oedème distend la peau, la tsarine Alexandra Fedorovna est prise de panique. Les médecins, aussitôt appelés, prescrivent des bains de boue chaude et mettent le garçon au lit. Peine perdue. En désespoir de cause, l'impératrice convoque Raspoutine. C'est la première fois qu'on fait appel à lui pour guérir un membre de la famille impériale, mais il a déjà une réputation de guérisseur. Il arrive au palais à minuit, pas impressionné apparemment par l'importance de l'intervention qu'on attend de lui. Conformément à son habitude, il écarte les médicaments recommandés par les praticiens, s'assois au chevet du lit et prie. Pas une fois, il n'effleure l'enfant de ses mains. Mais il le regarde intensément. Sa méditation est longue, profonde, silencieuse. L'impératrice, les nerfs crispés, se retient de l'interrompre. Peu à peu, Alexis cesse de gémir et se détend. Quand Raspoutine le quitte, le garçon est redevenu tranquille. Le lendemain matin, il sourit à sa mère. L'oedème s'est résorbé de lui-même. Autour du petit lit, les proches crient au miracle."

Guérison à distance
Le 2 octobre 1912, l'état du petit Alexis empire soudain. Une hémorragie interne se déclare, à gauche, dans les régions iliaques et lombaire. La température grimpe à 39°4 et le pouls à 144. Les douleurs provoquées par l'épanchement sont atroces. Cherchant la meilleure position dans son lit, l'enfant se tourne sur le ventre et se recroqueville en chien de fusil. Le teint livide, les yeux exorbités, la mâchoire tremblante, il gémit jusqu'à l'éraillement de sa voix. Les médecins se déclarent impuissants : ils ne peuvent intervenir sans risquer une hémorragie fatale. 10 octobre, il reçoit les derniers sacrements. "Quand je mourrai, élevez pour moi un petit monument dans le parc !" 12 octobre : télégramme de la tsarine à Raspoutine (à Prokovskoie, à plus de mille kilomètres).

Sa fille aînée Maria lui lit le message. Aussitôt il se lève, passe dans le salon où sont exposées les plus vénérables icônes de la maison et dit à Maria qui l'a accompagné : "Ma colombe, je vais tenter d'accomplir le plus difficile et le plus mystérieux de tous les rites. Il me faut réussir. N'aie pas peur et ne laisse entrer personne... Tu peux rester si tu veux, mais ne me parle pas, ne me touche pas. Ne fais aucun bruit. Prie seulement." Puis, se jetant à genoux devant les saintes images, il s'exclame : "Guéris ton fils, Alexis, si telle est ta volonté ! Donne-lui ma force, ô Dieu, qu'il l'utilise pour sa guérison !" Tandis qu'il parle, son visage est illuminé par l'extase, une sueur abondante ruisselle sur son front et ses joues. Il halète, en proie à une souffrance surnaturelle, et tombe à la renverse sur le parquet, une jambe repliée, l'autre raide. "Il semblait se débattre contre une épouvantable agonie, écrira Maria. J'étais certaine qu'il allait mourir. Après une éternité, il ouvrit les yeux et sourit. Je lui présentai une tasse de thé refroidi qu'il but avec avidité. Quelques instants plus tard, il était redevenu lui-même."

Il télégraphie à la tsarine : "La maladie n'est pas aussi grave qu'il semble. Que les médecins ne le fassent pas souffrir." Le lendemain, la fièvre tombe, l'hématome commence à se résorber.

(Henri Troyat, Raspoutine, Flammarion, 1996).

Prophétie
Le 15 décembre 1916, Raspoutine aurait adressé au Tsar la lettre suivante : "Je pressens que je quitterai la vie avant le premier janvier. Je veux faire savoir au peuple russe, à Papa (le Tsar), à Maman (la Tsarine) et aux enfants, à la Terre russe ce qu'ils doivent entreprendre. Si je suis tué par de vulgaires assassins, et notamment par mes frères, les paysans russes, toi, tsar de Russie, tu n'auras rien à craindre pour tes enfants. Ils régneront pendant des siècles. Mais si je suis tué par des boyards, par des nobles, et s'ils versent mon sang, leurs mains resteront tachées par mon sang pendant vingt-cinq ans. Ils devront quitter la Russie. Les frères s'élèveront contre les frères, ils se tueront entre eux et se haïront, et pendant vingt-cinq ans, il n'y aura plus de noblesse dans ce pays. Tsar de la terre russe, si tu entends le son de la cloche qui t'apprendra qui Grigori a été tué, sache que, si c'est l'un des tiens, aucun de tes enfants ne vivra plus de deux ans. Ils seront tués par le peuple russe..."

Prophétie suspecte, inventée après coup comme tant d'autre ? Elle a été signalée entre autres par Aron Simanovitch, le secrétaire juif du staretz. Colin Wilson, qui la rapporte, se réfère à un historien britannique bien connu, Sir Bernard Pares, qui en avait vu un fac-similé et croyait la lettre authentique.

Raspoutine fut assassiné dans la nuit du 16 au 17 décembre 1916, par le prince Felix Youssoupov.

Le Tsar dut abdiquer en février 1917.

Le Tsar et toute sa famille furent massacrés le 16 juillet 1918.

La guerre civile, puis la famine, puis le féroce régime stalinien et la deuxième guerre mondiale, allaient décimer le peuple russe.

Le délai annoncé de vingt-cinq ans, devant marquer apparemment la fin de l'épreuve, est plus difficile à interpréter comme prophétie : vingt-cinq ans après cette lettre, ce sera la bataille de Moscou, événement nettement positif et inespéré pour la Russie néanmoins.

Maria, la fille aînée de Raspoutine, qui allait défendre sa mémoire, devait raconter qu'elle l'avait aussi entendu prédire sa propre mort ("Mon heure est proche"). Que ce soit une prophétie stricto sensu ou une prévision réaliste compte tenu des ennemis qu'il s'était fait, le fait est bien attesté.

Trahison
Pour Raspoutine, le traître était donc le prince Félix Youssoupov, qui se disait son ami et l'a invité chez lui pour l'abattre.

Résistance à la mort
C'est en tout cas ce que rapporte la version la plus connue, celle de l'assassin.

Avec le prince, quatre homme dont un grand-duc, un député de la Douma et un médecin attendent celui qu'ils considèrent comme une menace pour le régime impérial et la Russie. Youssoupov, néanmoins, se montre seul à sa victime. Il lui fait d'abord absorber des pâtisseries et du madère contenant assez de cyanure pour foudroyer un bataillon. Seul effet, plusieurs minutes après, Raspoutine se plaint de brûlures d'estomac. Youssoupov, au bord de la crise de nerfs, le laisse, va en discuter avec ses complices dans une autre pièce, revient avec un revolver pour accomplir ce qu'il estime être son devoir. Il atteint le staretz dans la région du coeur, le voit s'écrouler. Lazovert, le médecin qui a fourni le poison, constate la mort. Les cinq laissent ce qu'ils croient être un cadavre pour mettre en oeuvre la suite de leur plan. A un moment, Youssoupov, pris d'un étrange pressentiment, retourne voir le corps, toujours étendu.

"Et soudain Raspoutine ouvre les yeux. Epouvanté, Félix veut fuir, mais ses jambes se dérobent sous lui. Déjà Raspoutine est debout, les prunelles phosphorescentes, l'écume aux lèvres, la gorge pleine de cris. Il hurle : "Félix ! Félix !" Et se ruant sur lui il le saisit à la gorge..."

Le prince parvient à s'échapper, rejoint ses amis. Ensemble ils retournent sur les lieux du crime, juste à temps pour voir leur victime sur le point de regagner la cour et l'extérieur. L'un d'eux tire trois balles, dont la dernière abat le fugitif. Définitivement cette fois, et pourtant ils croyent nécessaire de le bourrer de coups d'une lourde matraque plombée avant de le jeter dans la Néva, à travers un trou dans la glace. Le corps sera repêché quelques heures plus tard, avec paraît-il le coeur battant encore. Pour peu de temps il est vrai.

 

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