13 : LIBERALISME ET COMPETITION


Ces pages sont consacrées aux discours autogènes, rumeurs, idéologies, ensembles d'informations que l'on tend à répéter le plus possible, à prendre en compte le plus possible, poussé(e) à cela non par la valeur de ce discours, mais par une illusion qui se transmet en même temps que lui.  Retour au menu
 


Il serait totalement inéquitable, après avoir traité ainsi du marxisme-léninisme, de ne pas aborder de suite son opposé, le libéralisme, ou, si on préfère, l'ultra-libéralisme, ou le néo-libéralisme, qui en est d'ailleurs, dans une certaine mesure, la conséquence (quoique l'inverse puisse aussi être soutenu). Car de même que l'histoire des mains coupées s'est transformée en son contraire, "les Allemands sont toujours de braves gens", certains s'autorisent apparemment des dérives et de la faillite du système soviétique pour préconiser son contraire.

Il ne s'agit pas d'établir à toute force une analogie : ce serait tomber dans un autre mythe final. Mon propos n'est pas de traiter à fond une situation et une actualité mondiales, complexes, non stabilisées, qui donnent lieu à des polémiques virulentes à l'heure où ces lignes sont écrites, et dont il est difficile de prévoir l'aboutissement. Il n'est pas question de pronostiquer ici l'écroulement ou non du libéralisme mondialisateur, les ravages qu'ils causera ou non. Ni si ceux de ses partisans qui affirment vouloir le moraliser y parviendront mieux que Boukharine et les siens pour le communisme. Plus modestement, mon propos est de mettre en évidence certaines illusions générées par un type de discours séduisant mais simpliste, et autogène.

Car enfin quels sont les principaux chevaux de bataille des tenants du tout-libéralisme, ou néo-libéralisme, ou ultra-libéralisme ? La compétitivité des entreprises devient la valeur suprême. On doit donc suprimer tout emploi pas assez utile (donner un emploi peu utile, faute de mieux, relève de la solidarité élémentaire, même si certains en abusent). Et la casse réclamée des réglementations et des frontières économiques est aussi la casse de mécanismes de solidarité, au moins de solidarité locale.

Car de même que le marxisme-léninisme, en prétendant abolir la compétition et l'exploitation de l'homme par l'homme, a débouché sur une compétition et une exploitation plus sauvages et plus impitoyables, le tout-libéralisme, en remettant en cause la solidarité, débouche sur des solidarités sauvages et sans âme (ce qui peut s'appeler entente illicite entre entreprises, ou entre spéculateurs, par exemple).

On n'a pas attendu la fin du système soviétique pour s'en servir de repoussoir et promouvoir un mythe final compétition exacerbé. Poussée à l'extrême, cette "réaction" a donné l'idéologie dite de "sécurité nationale", bien connue en Amérique latine dans les années soixante-dix (Chili, Argentine, Uruguay, Guatemala...) et ailleurs. La moindre dénonciation d'une injustice, si criante soit-elle, la moindre contestation, si modérée, si respectueuse soit-elle, était (si tant est que cela soit fini) aussitôt assimilée au cancer marxiste. Terrible extension de la fameuse "théorie des dominos" : si on abandonne une seule région au communisme, ou si on laisse le moindre espace à la solidarité des plus défavorisés, tout le reste suivra. Mieux vaut réprimer, férocement parce que c'est plus efficace, dans l'oeuf. Actuellement, la répression directe des rebelles semble quelque peu passée de mode, un peu partout dans le monde. On évite de faire des martyrs. On préfère la manipulation, amener les rebelles à s'entretuer. Quitte à laisser en circulation, en fin de processus, des fauves irrécupérables autant qu'insaisissables.

En France, on n'en est pas là. Le discours le plus répandu, le plus dominant est quand même de type : "Il faut absolument être compétitif, c'est la seule solution..." Ce discours est fortement autogène : puisque c'est de compétitivité d'un groupe donné qu'il est question, il faut bien en convaincre les membres du groupe... et forcément cela gagnera les groupes concurrents. De plus, il porte en lui-même sa contradiction. S'il est vraiment si insupportable de ne pas être parmi les meilleurs, ceux qui n'y seront pas, et il y en aura forcément, ne le supporteront pas. Donc, d'une manière ou d'une autre, ils cesseront de jouer le jeu, et les plus compétitifs, les vainqueurs, risquent alors de perdre le bénéfice de leur victoire et de leurs sacrifices pour l'obtenir. Il y a bien des manières de sortir du jeu. Le nazisme en était une (par la surenchère de compétition).

Les hommes ou les peuples riches et puissants sont depuis toujours les jouets d'une illusion qui est un sous-produit du mythe final de compétition. Ils se figurent que les hommes ou les peuples pauvres et faibles suivront toujours leur intérêt, donc qu'ils se soumettront bon gré mal gré, qu'ils joueront le jeu. Or, au-delà d'un certain seuil d'iniquité ou d'inégalité, ce n'est plus l'intérêt qui commande, c'est la haine.

Un autre aspect du mythe final compétition dans notre société est le fait qu'on présente de plus en plus comme de pure solidarité des actions qui relèvent plutôt de la compétition . Il est peut-être bon de rendre certains chômeurs plus aptes à décrocher un emploi (ou de les motiver davantage, par exemple en leur coupant les allocations), mais il est en grande partie illusoire d'appeler cela lutte contre le chômage. Il est bien évident que ce sont les plus aptes et les plus motivés qui sortent du chômage. On n'a pas fait un chômeur de moins parce qu'on a aidé ou incité certains chômeurs (ou entreprises, ou régions, ou pays) à en supplanter d'autres. Tant qu'on fait de la lutte contre le chômage un jeu à somme nulle (où il faut des perdants pour qu'il y ait des gagnants), le chômage ne baisse pas.

S'il est un domaine où le principe de solidarité devrait l'emporter sur celui de compétition, c'est bien celui de la santé publique. Depuis quelques années les affaires se multiplient où des impératifs sanitaires ont été bafoués au nom de la sacro-sainte compétitivité, débouchant sur des scandales majeurs : affaires du sang contaminé, de l'amiante, de la "vache folle"... en attendant la suite.

Certes on ne signale pas (encore ?) en Occident de diminution massive et dramatique de l'espérance de vie, comme cela s'était produit en URSS dans ses deux dernières décennies. Mais si cela doit se produire, ce sera forcément avec un décalage. Mieux vaut ne pas attendre pour réagir...

Le principal argument de la compétitivité, c'est qu'elle permet de sélectionner les meilleurs pour chaque rôle. Or on constate un peu partout que quand le principe de compétition domine par trop, les "meilleurs" ainsi sélectionnés ne sont pas les plus aptes à rendre les services attendus, mais les plus doués pour l'esbroufe, la tricherie, ou la flagornerie (plus vulgairement appelée lèche-botte). Bref, le mensonge, en attendant la violence.

Boston, Harvard Medical School, 1981. Un brillant cardiologue de 33 ans, John Darsee, est pris en flagrant délit d'écrire par avance, en fonction d'une de ses théories, les résultats d'une expérience censée vérifier ladite théorie . Le directeur du laboratoire, Eugene Braunwald, sommité de la cardiologie américaine, décide... de passer l'éponge, pourvu qu'on ne l'y reprenne pas. La finalité d'un laboratoire de recherche est de produire des publications, le plus de publications possible compétitivité oblige, et Darsee est un des plus productifs de ses poulains. Après tout, Galilée et Mendel ont notoirement truqué leurs résultats d'expérience, et il en est sorti la dynamique et la génétique (mais ils suivaient une ligne directrice qui s'est révélée juste et féconde, et il ne maîtrisaient pas tous les aspects... le cas de Darsee était bien différent).

Quelques années plus tard, une enquête officielle, par une instance fédérale (donc des fonctionnaires, chargés de maintenir le principe de solidarité), épluche les dix-huit articles publiés par Darsee entre 1978 et 1981, et y découvre pas moins de 221 incohérences graves. Par exemple, dans l'arbre généalogique d'une famille dont plusieurs membres sont atteints d'une maladie cardiaque rare, un homme a eu son premier enfant à neuf ans, et un second à onze ans.

Il reste à savoir ce qui est le plus exceptionnel, aux États-Unis comme ailleurs : une tricherie aussi éhontée ou le fait qu'elle soit démasquée (l'administration américaine était plus forte à cette époque). Et à quelles dérives globales cela peut conduire.
 

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