6 : DEUILS 


Ces pages sont consacrées aux discours autogènes, rumeurs, idéologies, ensembles d'informations que l'on tend à répéter le plus possible, à prendre en compte le plus possible, poussé(e) à cela non par la valeur de ce discours, mais par une illusion qui se transmet en même temps que lui.  Retour au menu
 


(Imagination compensatrice et consolatrice)

1190 de notre ère. Empereur germanique depuis 1155, Frédéric premier Hohenstaufen, dit Barberousse, a rendu la paix, la fierté et la prospérité à son empire. Devenu le champion de la Chrétienté, comme on n'en avait pas vu depuis Charlemagne, il veut aller encore plus loin. Il réconcilie autour de lui la France et l'Angleterre, et les trois états mènent de concert la troisième croisade, pour reprendre Jérusalem, perdue trois ans plus tôt. Irrésistible. Barberousse écrase les Turcs à Iconium (aujourd'hui Konya). La suite ne devrait quasiment plus être qu'une promenade militaire. Le grand Saladin lui-même n'en mène pas large.

C'est alors que l'empereur meurt, d'une façon aussi imprévue que stupide. Lors de la traversée du Sélef, le 10 juin, alors que rien ne le presse, il néglige les précautions les plus élémentaires et se noie. Ses cent mille hommes sont tellement découragés que pour la plupart ils se laissent capturer par l'ennemi. Ils ne vaudront même bientôt plus grand-chose comme esclaves des Musulmans, tant leur moral a été brisé. La croisade n'est pas finie, mais les querelles se rallument entre Richard Coeur de Lion et Philippe Auguste. La paix de compromis signée alors laisse Jérusalem aux Musulmans. On n'en regrette que davantage le formidable empereur.

Qui n'a pas, confronté à un deuil aussi cruel qu'imprévu, crié "Ce n'est pas vrai !" ou quelque chose de similaire ? Cela revient à nier en imagination, ne serait-ce que quelques secondes, une nouvelle trop cruelle pour être intégrée d'un seul coup. Une des fonctions de base, normales, de l'imagination est bien de faciliter le travail de deuil, d'amortir ce genre de chocs.

Mais on observe parfois que le travail de deuil se bloque, que l'imagination, normalement sollicitée, refuse de céder la place à la raison et à l'acceptation. Si cela ne concerne pas seulement un individu, mais un groupe plus ou moins important, les discours qui induisent cette situation sont autogènes. Dans les cas les plus extrêmes, cela permet à des imposteurs de revendiquer la place du disparu, et de convaincre beaucoup de monde.

C'est exactement ce qui s'est produit pour Frédéric Barberousse, en plusieurs temps. D'abord, un moine calabrais du nom de Joachim de Flore publie vers la fin du douzième siècle une Exposition de l'Apocalypse où il annonce, pour l'an 1260, le triomphe du Christianisme grâce à un empereur qu'il ne nomme pas. Ses continuateurs s'en chargent : ce héros victorieux ne saurait être que Frédéric Barberousse, qui n'est qu'endormi dans une montagne de Thuringe.

Il est banal pour un homme de porter le prénom de son grand-père, surtout quand ce dernier était prestigieux. Né en 1194, empereur en 1220, Frédéric II Hohenstaufen, paraît bien plus que le successeur de Barberousse. Il est Barberousse pour beaucoup d'Allemands et d'Italiens. Il reprend effectivement la politique de son aïeul, quoique d'une manière peu orthodoxe. Fasciné par l'Islam, il devient ouvertement polygame. C'est excommunié qu'il part pour la croisade, et c'est par de subtiles négociations et manipulations, pratiquement sans combattre, qu'il parvient à récupérer Jérusalem pour la Chrétienté. Aucune importance pour ses partisans, très nombreux et exaltés, qui attendent de pied ferme l'an 1260. Mais Frédéric meurt dix ans trop tôt, et son oeuvre ne lui survit pas (Jérusalem a été reprise par les Musulmans dès 1244).

Fin de l'histoire ? Elle ne fait que commencer. En Sicile, un soi-disant empereur Frédéric (I ou II, on ne sait plus très bien) attire des partisans de 1260 à 1262. Mais c'est en Allemagne que le mythe va se montrer le plus vivace. En 1284, alors que l'empire est en crise, pas moins de trois Frédéric se déclarent, un à Worms, un à Lübeck, un à Neuss près de Cologne. Le troisième parvient à contrôler des régions entières. Mais la famille Hohenstaufen occupe encore le trône. "Frédéric" somme l'empereur Rodolphe de lui céder la couronne. Rodolphe refuse, on s'en doute, va assiéger le trublion à Wetzlar, s'en empare non sans mal, le fait juger et condamner au bûcher. "Frédéric" annonce sa résurrection pour trois jours plus tard. Et effectivement, trois jours plus tard, un autre Frédéric se déclare, cette fois à Utrecht. Lui aussi est brûlé. Pendant plus de deux siècles des millions d'Allemands continueront à espérer le retour de l'empereur endormi.

On peut citer bien d'autres exemples de ce processus. Ainsi les faux Dimitri en Russie et les faux Sebastião au Portugal. Parfois, comme dans le cas du roi Arthur, on ne sait plus grand-chose du personnage historique qui a été à l'origine de l'affaire.

Parmi les personnages illustres dont la disparition a été refusée par des populations entières, on trouve plusieurs autres empereurs. Le retour de Charlemagne, plusieurs années après son décès en 814, était très attendu. Cela n'a rien de surprenant : non seulement Charlemagne jouissait d'un prestige incomparable mais son empire a très vite décliné après lui. On est davantage surpris d'apprendre qu'il y eut pas moins de trois faux Néron. Mais ce dernier, en dépit (ou à cause ?) de ses folies , avait suscité d'immenses espoirs dans de larges couches de la population en s'attaquant à un Sénat dominateur et réactionnaire. Les partisans de Néron ont repris le pouvoir quelques semaines après son renversement, et ils l'auraient probablement gardé s'ils ne s'étaient entre-déchirés.

Rappelons que le retour de Jésus a été et est toujours annoncé par un certain nombre des ses fidèles. L'idée du retour d'un personnage exceptionnel après son décès est aussi au centre de l'Islam chi'ite, de certaines tendances du Bouddhisme, etc. Nouvel exemple de l'aspect autogène des religions, ce qui encore une fois ne préjuge pas de leurs valeurs ni donc de leur valeur.

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