2 : DISCOURS AUTOGENES


Ces pages sont consacrées aux discours autogènes, rumeurs, idéologies, ensembles d'informations que l'on tend à répéter le plus possible, à prendre en compte le plus possible, poussé(e) à cela non par la valeur de ce discours, mais par une illusion qui se transmet en même temps que lui.  Retour au menu
 


  Voici une liste, non exhaustive, de caractéristiques.

1) Un discours autogène peut être suscité, développé ou modifié intentionnellement par des hommes, mais il peut aussi naître, se développer et évoluer indépendamment de toute volonté humaine consciente.

Il a tendance à se transformer en son contraire formel, tout en restant discours autogène. Depuis Héraclite d'Ephèse, on appelle énantiodromie le passage brutal d'un extrême à l'extrême opposé (de l'amour à la haine par exemple).

Il peut aussi, comme la "créature" de Victor Frankenstein, échapper totalement au contrôle de qui croyait pouvoir s'en servir.
 
 

2) Un discours autogène n'est pas forcément faux, mais il tend à échapper à toute vérification objective.

Plus précisément, la personne qui entend le discours est portée à le retransmettre, et à s'y conformer, avant d'en recevoir une confirmation objective indiscutable.

Cela peut s'expliquer de diverses manières. La vérification peut se trouver dans un passé, ou un futur, ou un ailleurs, ou un au-delà, inaccessibles, mais qui ne laissent pas indifférent. Elle peut être extrêmement longue ou complexe.

Le discours autogène peut se doter de mise en garde contre la vérification, ou d'une mise en garde contre toute incrédulité. Ou, ce qui n'est pas exactement la même chose, d'une valorisation de la confiance et d'une dévalorisation de la méfiance. Cela peut aller jusqu'à susciter l'agressivité et le rejet contre les personnes "réfractaires".

Le discours autogène peut mobiliser à ce point l'esprit et toutes les ressources de la personne qui y adhère que cette personne n'a plus le temps ni l'énergie nécessaires pour effectuer la moindre vérification.

Le discours autogène tend à s'abriter derrière un argument d'autorité. Cette autorité peut procéder d'un pouvoir qu'éventuellement le discours suscite ou adapte lui-même. Elle peut aussi être, tout simplement, l'opinion de la majorité.

Le discours autogène peut susciter des réactions de type paranoïaque : si une personne quelconque n'est pas d'accord, c'est que cette personne, forcément, nous veut du mal.
 
 

3) Cette vérification inaccessible ou repoussée est néanmoins promise.

La lettre-chaîne annonce la récompense ou la punition. La rumeur se présente presque toujours comme ce qui sera l'actualité de demain. Et bien souvent elle s'accompagne d'une référence apparemment solide du genre "c'est arrivé à ma belle-soeur" (et quand on se donne la peine de contrôler, la belle-soeur en question renvoie de bonne foi à un collègue qui renvoie à une cousine, etc.).

Mais le procédé le plus classique et le plus puissant pour éluder la vérification tout en la promettant est, sous une forme ou une autre : "Vous ne parvenez pas à me vérifier parce que vous ne me croyez pas assez, parce que vous n'adhérez pas assez..." Ce n'est qu'une variante du procédé de la carotte au bout d'une perche. Plus pernicieux encore : "Vous ne parvenez pas à me vérifier parce que d'autres ne me croient pas..."
 
 

4) Un discours autogène s'adresse essentiellement et d'abord à l'imagination.

Ceci n'étant pas un ouvrage de psychologie, nous nous en tiendrons au terme général "imagination", sans distinguer "imaginaire", "imaginal", "ça", etc. L'imagination a, en simplifiant, deux fonctions essentielles dans le fonctionnement normal de l'esprit. La première est prospective : elle sert à imaginer, en amont de la vérification ou de la mise en oeuvre, les possibilités ou les potentialités d'une situation, d'un projet, d'une décision, etc. Ou à l'inverse une origine possible d'une situation, là encore pour préparer le terrain à des vérifications. La seconde, plus favorable au discours autogène, est compensatoire : elle sert soit à consoler quand la réalité est affligeante, soit à distraire quand la réalité ne suffit pas à satisfaire le besoin d'activité de l'esprit. Le discours autogène se présente donc comme une offre de satisfaction d'un ou plusieurs de ces besoins.

J'ai évité, autant que possible, toute référence à une école psychologique, psychanalytique, morale ou religieuse particulière (nous avons vu et nous verrons encore qu'elles ne sont pas exemptes de discours autogènes). Libre à chacun de décliner plus précisément le mécanisme selon sa sensibilité et ses références particulières. Le discours autogène pourrait, au choix, mobiliser le "principe de plaisir" contre le "principe de réalité" selon la psychanalyse freudienne, ou l'"Enfant" contre l'"Adulte" selon l'analyse transactionnelle, ou susciter l'"inflation" selon Carl-Gustav Jung, ou la "banalisation" selon Paul Diel, ou le "mimétisme" selon René Girard, etc. On peut aussi bien invoquer les catégories de la morale, et dire qu'il stimule l'orgueil, par exemple.

Dans la suite, sauf exceptions, on se contentera de ce schéma global : le discours autogène frappe d'abord l'imagination qui influence ensuite la raison, inversant l'ordre normal du fonctionnement de l'esprit humain, qui veut que l'imagination soit gérée par la raison et non le contraire. Là encore, bien sûr, nous utilisons le mot "raison" comme le mot "imagination" dans une acception très large.
 
 

5) Un discours autogène est toujours simpliste et réducteur.

Ce point ne contredit pas le deuxième. C'est la conclusion, non la démonstration, qui doit paraître aussi simple et évidente que possible pour que le discours autogène vive.

Si le discours autogène allègue un ou des faits objectifs, ces faits sont toujours présentés comme des certitudes. Même si un transmetteur particulier peut éprouver des doutes, et les exprimer en reproduisant le "message", les personnes qui l'entendront ne retiendront que les faits invoqués, non les doutes.

S'il allègue un ou des jugements de valeur, ils sont sinon toujours manichéens (au sens courant et non religieux du terme) du moins sommaires, et le plus souvent définitifs. Il préfère les substantifs aux adjectifs.

S'il allègue un ou des liens de cause à effet, ces liens sont toujours linéaires, absolus.

Des nuances, non des exceptions, doivent être notées.

Un discours autogène peut se présenter sous une forme ouvertement paradoxale jusque dans sa conclusion, et c'est justement par là qu'il frappe l'imagination en même temps qu'il échappe à la vérification. "Je crois parce que c'est absurde !" est un discours autogène caractérisé, ainsi que "Vive la mort !" ou les slogans soixante-huitards ouvertement irresponsables tels que "Interdit d'interdire !" (lancé à l'origine par Jean Yanne sur Radio Luxembourg, à titre de loufoquerie) ou "Soyons réalistes, exigeons l'impossible !" Bien sûr, tous les paradoxes ne sont pas des discours autogènes. Certains en sont même des antidotes, comme le fameux "Une foi qui ne doute pas est une foi morte" (Miguel de Unamuno).

Un discours autogène peut fort bien être, en tout ou en partie, à double-sens. Mais il s'agit alors d'une adaptation, à la manière de la chauve-souris de la fable, de manière à pouvoir être reçu, sous la même forme mais à des niveaux différents, par des personnes de sensibilités ou de conceptions différentes.

Signalons le cas, théorique car nous n'avons pas d'exemple frappant (du moins à l'état pur), où le discours autogène est une question. Pour qu'un tel discours vive, la personne à qui cette question est posée doit, premièrement ignorer la réponse, deuxièmement estimer qu'il serait intéressant de connaître cette réponse, troisièmement estimer qu'elle a de bonnes chances, en questionnant assez d'autres personnes, de la découvrir.
 
 

6) Le discours autogène tend à amplifier la signification de ce qu'il affirme.

Cette amplification peut être une dramatisation, une exagération des effets allégués, etc.

7) Plusieurs discours autogène peuvent se combiner ou s'opposer.
 
 

8) Les motivations d'une personne donnée pour assumer et diffuser un même discours autogène peuvent être extrêmement variées.

Celui qui répercute par exemple la rumeur de la maladie d'une personnalité peut aussi bien souhaiter que redouter la disparition de cette personnalité. Celui qui retransmet la rumeur des mains d'enfants coupées par les Allemands peut y être poussé soit par une indignation sincère (et compréhensible !), soit, toujours en y croyant, parce qu'il trouve bien que les Allemands coupent les mains des enfants (c'est évidemment monstrueux dans ce cas précis, mais pas dans d'autres rumeurs) soit par un désir de nuire aux Allemands alors qu'il ne croit pas à l'histoire, soit pour se donner l'air bien informé donc bien intégré, etc. Celui qui récrit vingt-sept fois la chaîne Saint-Antoine peut croire réellement à son efficacité, ne pas vraiment y croire mais "on ne sait jamais...", ne pas du tout y croire mais trouver cela amusant, etc.

9) Le degré d'adhésion d'une personne donnée à un discours autogène peut être très variable.

Ce degré d'adhésion peut résulter seulement d'une simple illusion, et dans ce cas la désillusion suffit pour y mettre fin. Il suffit de fournir à la personne les informations nécessaires.

Si en outre l'illusion est gratifiante ou rassurante, un certain "travail de deuil" peut être nécessaire, et donc on ne s'en défait pas instantanément.

Il peut être humiliant, donc difficile, de laisser voir qu'on a "marché" dans un discours autogène. La nature humaine étant ce qu'elle est, cela suffit pour que certains s'obstinent.

Le discours autogène peut fort bien être transmis à un enfant par ses parents ou ses maîtres, mêlé à toutes sortes de notions et de préceptes utiles. Le remettre en cause sans précaution peut donc remettre en cause l'éducation.

Et si l'adhésion est de l'ordre de la névrose, alors la désillusion ne suffira pas en général. La personne s'accrochera de toutes ses forces à son idée, et la lui ôter ne se fera pas sans grosses difficultés, sans réactions imprévisibles, ni bien souvent sans conséquences fâcheuses sur d'autres plans.

Si l'adhésion atteint le niveau de la psychose (au sens strictement psychologique), la perception de la réalité étant gravement altérée, c'est pire.

Si ce n'est pas seulement une personne qui est en cause, mais un groupe, voire une population importante, le discours autogène a pu s'implanter au point de structurer les rapports sociaux, les échanges économiques, la loi, etc. La désillusion, si elle est possible, risque de gravement déstabiliser la communauté... ne serait-ce qu'en privant de leur emploi et de leur raison de vivre les personnes qui se consacraient à plein temps à la propagation du discours autogène.

10) Il est vain, sauf cas particuliers, de porter un jugement moral ou psychologique sur une personne seulement parce qu'elle accepte ou n'accepte pas un discours autogène.

Ce n'est pas en tout cas l'objectif du présent ouvrage.

En particulier, il n'est pas question de qualifier une personne de "délirante" (là aussi au sens strictement psychologique) simplement parce qu'elle adhère totalement à un tel discours. Même si, par définition, le délire implique une prise de contrôle plus ou moins durable de la raison par l'imagination. Il y aurait vraiment trop de "délirants" ! Ou alors, il faudrait préciser que le discours autogène est un délire hautement contagieux, ce que ne sont pas en général (heureusement !) ceux étudiés classiquement par la psychiatrie. Or, on ne peut qualifier de délirante une personne qui, simplement, prend pour argent comptant le délire d'un délirant. Cela arrive aux meilleurs psychiatres.
 
 

11) Un discours autogène peut être un extrait d'un texte plus important qui n'est en rien autogène.

Voici un exemple frappant. En 1934, Carl Gustav Jung a jugé bon d'écrire : "... L'inconscient aryen par contre possède un potentiel plus élevé que celui du Juif. C'est à la fois l'avantage et l'inconvénient d'une jeunesse non encore sevrée de toute barbarie..." Cela se discute, bien sûr, mais il serait malhonnête d'y voir autre chose qu'une inquiétude face à l'évolution de l'Allemagne (qui venait de porter Hitler au pouvoir), ce que le contexte confirme totalement (même si Jung reproche fort maladroitement à ses collègues juifs freudiens de n'avoir pas su voir venir le danger que lui, Jung, avait prévu). Par contre, si on se limite à la première phrase, on peut en faire une pure apologie de la race aryenne, donc indirectement une justification du nazisme. C'est ce que n'ont pas manqué de faire, et continuent à faire de bonne foi, beaucoup de gens, non pour conforter le nazisme mais pour diffamer Jung et en faire un affreux nazi (nous approfondirons ailleurs le caractère autogène des discours soutenant la supériorité intrinsèque d'un groupe sur un autre).
 
 

12) Un discours qui n'était pas autogène à l'origine peut le devenir parce que le sens des mots a changé.
 
 

13) On peut constituer un discours autogène avec plusieurs propositions qui ne le sont pas prises séparément.

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