12 : SOLIDARITE... 


Ces pages sont consacrées aux discours autogènes, rumeurs, idéologies, ensembles d'informations que l'on tend à répéter le plus possible, à prendre en compte le plus possible, poussé(e) à cela non par la valeur de ce discours, mais par une illusion qui se transmet en même temps que lui. Retour au menu


 

Marxisme

Christianisme

 

La lutte et la solidarité se trouvent à tous les niveaux de la vie, mêmes les plus élémentaires. Les fleurs nourrissent les insectes, et les insectes fécondent les fleurs. Et les fleurs rivalisent entre elles pour attirer les insectes, et les insectes rivalisent entre eux pour butiner les fleurs.

Soient une troupe de loups et une troupe d'antilopes (les premiers ne se trouvent pas que dans le grand nord, et les secondes pas qu'en Afrique). Les loups attaquent les antilopes. Ces dernières ont deux possibilités : ou bien s'enfuir, rivaliser de vitesse, et les moins rapides, et seulement celles-là, seront mangées par les loups qui se disputeront leurs carcasses, ou bien faire front, littéralement, se grouper en rangs serrés et opposer leurs cornes acérées aux crocs des prédateurs. Si cette dernière solution réussit, aucune antilope ne sera tuée... sinon, si le rapport de forces joue contre elles, elles risquent de l'être toutes, ou presque. Aucune des deux formules n'est meilleure dans l'absolu pour les antilopes, c'est affaire de circonstances, ou d'adaptation particulière. Il serait absurde de soutenir la supériorité absolue, intrinsèque, de la lutte sur la solidarité, ou l'inverse. Autant que de soutenir la supériorité absolue, intrinsèque, de la chaleur sur le froid, ou l'inverse.

Cette nécessité d'un équilibre entre les deux principes est aussi facile à montrer dans une société humaine quelconque. Soient une entreprise et ses deux salariés, Pierre et Paul. S'il y a déséquilibre du côté de la solidarité, au détriment de la lutte, si par exemple les deux sont certains d'être payés ni plus ni moins et de garder leurs postes quoi qu'ils fassent, Pierre sera porté à laisser les tâches qui ne lui plaisent pas à Paul, et vice-versa. L'entreprise risque fort de ne pas être viable, ou la société toute entière, s'il n'y a pas davantage compétition entre les entreprises. Mais supposons un déséquilibre en sens inverse. Plus d'entraide, seulement la compétition entre les deux hommes. Si Pierre a besoin d'un renseignement que Paul possède, ce dernier peut affecter l'ignorance, obligeant son collègue à perdre du temps en recherches au détriment de sa productivité et donc de l'entreprise. Si la compétition est encore plus âpre, si le moins performant des deux doit se trouver licencié par exemple, alors, si Paul se voit en retard sur Pierre, il n'a plus qu'à jeter une pelletée de sable dans la machine de ce dernier, qui sera bientôt réduit à faire de même pour ne pas être distancé à son tour. Bien entendu, la pelletée de sable peut revêtir d'innombrables formes. Ils peuvent aussi retrouver une solidarité entre eux, mais contre l'entreprise. Et la compétition entre entreprises, si elle est exacerbée, suscite aussi bien des tentations de tricheries en tous genres. Tout cela n'est pas qu'une vue de l'esprit, on peut le constater tous les jours.

Nous traiterons surtout des déséquilibres, puisque c'est d'eux que surgit le discours autogène. Il serait toutefois incorrect de ne pas signaler que les équilibres existent aussi, parfois pendant de longues périodes. J'ai chahuté l'Islam pour son déséquilibre vers la fraîcheur, je l'égratignerai encore plus pour son obsession unitaire.

Il serait injuste de ne pas mentionner qu'il a obtenu, en théorie et jusqu'à un certain point en pratique, un équilibre plus durable qu'aucun autre entre compétition et solidarité. Dans la société islamique traditionnelle, celui qui a de l'ambition, quelque soit sa condition initiale, a les coudées franches pourvu qu'il ait les qualités et talents nécessaires à son ambition (on a vu d'anciens esclaves, ou des transfuges d'origine chrétienne, s'élever jusqu'au rang de gouverneur, de général, de Grand Vizir ou même de souverain). Celui qui préfère se laisser vivre, et à la limite ne rien faire, est assuré d'avoir le minimum vital, tant matériellement, grâce à l'aumône institutionnelle du zakat, qu'affectivement (ce qu'aucun RMI ne peut donner). Le fait que les fous soient très officiellement protégés par Dieu aussi bien que par la société est aussi à souligner dans cette optique, la folie étant, dans toute société, une manière parmi d'autres de résoudre certains problèmes, de s'adapter et de s'intégrer.

Cela posé, il reste que l'idéal de solidarité pure est un support efficace de discours autogène, le plus puissant peut-être. Il faut pour cela réunir ttrois conditions. La première est remplie dans la mesure où un équilibre est fondamentalement souhaitable entre les deux extrêmes.

La deuxième l'est aussi, dans la mesure où l'équilibre peut facilement être infléchi, par une nouvelle loi par exemple, ou une nouvelle institution, ou un renforcement, ou au contraire un affaiblissement, des lois et institutions, ou plus fondamentalement des valeurs, en vigueur.

La troisième l'est également. Il n'est guère possible d'être solidaire tout seul, sans contre-partie. C'est aller contre les lois les plus élémentaires de la vie. Un vieux conte oriental explique cela fort bien. Un jour, un certain prince voit en se promenant un aigle sur le point de capturer un lapin. Ému par le sort du malheureux lapin, le prince le sauve et le met à l'abri. L'oiseau proteste : "Tu condamnes mes aiglons à mourir de faim !" Alors le trop gentil prince se sent obligé de tirer son couteau et de tailler dans sa propre chair pour nourrir le rapace et sa progéniture.

Si on se veut solidaire, on doit pousser, voire contraindre, les autres à l'être aussi.

 

Prolétaires de tous les pays...

S'il est une doctrine qui a préconisé la victoire finale et définitive de la solidarité sur la lutte, qui en a fait son cheval de bataille, son fonds de commerce, son moteur, son idéal, c'est bien le marxisme.

Le "communisme", au sens strict, y est défini comme une société où il n'y a plus ni exploiteur ni exploité, plus de police ni d'armée, ni d'état pour les faire fonctionner car il n'y a plus de tentation malsaine, plus de monnaie même, chacun donnant selon ses moyens et recevant selon ses besoins, spontanément.

On sait que cet état idyllique a été surabondamment promis, mais jamais atteint. L'astuce qui lui a permis de durer et de devenir un vrai discours autogène est qu'il devait être précédé par le "socialisme". Dans le socialisme il n'y a, en théorie, plus d'exploiteur, donc plus de lutte pour la survie individuelle, mais encore un pouvoir, une police et une armée, pour défendre, précisément, le socialisme, et réaliser les conditions du passages au communisme. Cet état-là a été officiellement atteint, et il s'est maintenu environ soixante-dix ans. Et il a pourri, de l'intérieur, à partir du moment où le gouvernement soviétique n'a plus osé ou plus été en mesure de maintenir le message : "Le communisme, c'est pour dans quinze (ou vingt) ans !" Le principe de la carotte au bout d'une perche. L'illusion a eu la vie dure.

Elle a pourtant été dénoncée très lucidement dès l'origine par Mikhaïl Bakounine, qui objectait à Marx, au sein même de la première Internationale que "l'idée d'un pouvoir qui s'effacerait de lui-même après avoir atteint son objectif est contraire à tout ce qu'on sait de la nature humaine..."

Victor Souvarov, officier de blindés de l'Armée rouge passé à l'ouest vers la fin des années soixante, a raconté son histoire ("Les libérateurs", Mazarine, 1982), et notamment, comment il a été "vacciné" contre l'illusion. Il était à ce moment aspirant. Puni pour même pas une peccadille, par le caprice d'un haut gradé, il se trouvait astreint à une corvée consistant à transvaser le contenu de fosses d'aisance dans les luxueux jardins d'une luxueuse villa appartenant au grand état-major de la région, près de Kiev, en 1960. Avec lui, un autre aspirant puni, un artilleur. Mais laissons parler Souvarov, qui s'adresse à son camarade : "Ecoute, l'artilleur, la vie est dure, pour nous, en ce moment, mais l'heure est proche où nous vivrons dans un paradis comme celui-ci, le communisme. Ce sera la belle vie, non ?
- La belle vie ? Avec nos mains pleines de merde ? (...)
- Mais non pas du tout, dis-je sincèrement peiné par un tel manque d'enthousiasme..."

Et le candide Viktor de décrire poétiquement de petits villages de poupées avec des lacs. Son camarade le coupe : "Tu es idiot. Tout tankiste que tu es, tu es un véritable idiot !
- Mais pourquoi dis-tu ça ? demandai-je d'une voix indignée. Attends un peu, explique-moi pourquoi je suis un idiot.
- A ton avis, qui pompera la merde, sous le communisme ?"

Le passage d'un surveillant les oblige à se taire. Quand ils sont de nouveau seuls, le tankiste répond : "Chacun nettoiera sa propre merde. Et en plus il y aura des machines !
- Est-ce que tu as lu Marx ?
- Evidemment."

Suit une implacable démonstration de l'artilleur sur les "sales boulots" : "... Et les serveurs, il y en aura, sous le communisme ? Pour le moment c'est un travail qui rapporte, mais quand l'argent aura disparu, comment ça se passera ? Et finalement, pour quelqu'un qui, au jour d'aujourd'hui, n'a pas la moindre idée sur comment s'y prendre pour nettoyer la merde, comme le camarade Yakoubovsky lui-même (le général commandant la région), est-ce qu'il a le moindre intérêt à devoir nettoyer sa propre merde tout seul ? Alors, sers-toi de ta tête ! Et à présent tais-toi, on arrive près du garde !"

Viktor est atterré, indigné. Il ne croyait pas qu'un tel homme pouvait exister. Hors de lui, dès qu'il peut répliquer, il tempête : "Mais pourquoi ? Espèce d'ordure contre-révolutionnaire, comment as-tu fait pour ne pas te faire hacher menu ? Tu n'es qu'un porc antisoviétique." Son indignation lui fait commettre une maladresse qui leur vaudra à tous deux cinq jours d'arrêts supplémentaires.

Et la discussion reprend dès qu'elle le peut. L'artilleur assène : "Essaie simplement d'imaginer que le communisme arrive demain matin.
- Non. C'est impossible, il faut d'abord que ses bases matérielles aient été construites.
- Imagine simplement que nous soyons en 1980 et que le Parti, comme il l'a promis, ait créé ces bases. Tu peux me dire ce que le brave secrétaire du comité de district va y gagner ? Hein ? Plein de caviar ? Mais il en a déjà tellement, de caviar, qu'il pourrait le prendre en suppositoires si l'envie lui en venait..."

L'artilleur continue longuement son tir de rupture sur les privilèges de la nomenklatura, démontrant amplement qu'elle n'a vraiment rien à gagner au communisme. Il en vient au coup de grâce : "Tu as lu Lénine ? Tu te souviens de la date qu'il donnait pour le communisme ? Dix à quinze ans ! Vrai ou faux ? Et Staline, dix à quinze ans ; de temps en temps il allait jusqu'à vingt. Et ce Bon Nikita Serguéïévitch (Khrouchtchev, alors au pouvoir) ? Vingt ans ; et cette fois-là, le Parti tout entier a juré que c'était pour de bon. Et tu crois vraiment que 1980 verra l'avènement du communisme ?"

Cette fois, le blindage est percé.

Cette "initiation" d'un genre particulier, des dizaines de millions de soviétiques l'ont vécue, sous une forme ou une autre, et sont aussitôt devenus soit des rebelles en puissance, soit des profiteurs éhontés, l'un n'excluant d'ailleurs pas l'autre. Alexandre Soljenitsyne fait dire dans "Le pavillon des cancéreux" à son personnage Oleg Kostoglotov (qui manifestement le représente) : "J'y ai cru jusqu'à la guerre contre la Finlande..." .

Quand la proportion d'"initiés" est devenue trop forte dans la population, et que les structures répressives ont été trop usées, tout l'édifice s'est écroulé.

 

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Abandonne-lui aussi ta tunique... 

Le Christianisme est né aux environs de l'an 30 de notre ère, en Palestine, sous domination romaine. L'Empire romain avait alors poussé à un point rarement atteint dans l'Histoire l'exaltation du principe de compétition et le rejet corrélatif du principe de solidarité.

Le meilleur et quasiment le seul moyen de parvenir aux hautes sphères du pouvoir était d'avoir conquis un maximum de territoires, tué un maximum d'ennemis, ramené un maximum d'esclaves. C'était le cas de l'empereur du moment, Tibère. Le moindre sentiment de pitié était considéré comme une faiblesse dégradante pour un homme. Tout n'était pas permis, le respect de la Loi et de la parole donnée s'imposait en principe à tous (une société fondée à la fois sur le mythe final de compétition et celui de liberté n'est pas viable), mais il était licite de maltraiter ses esclaves, de les tuer, de les mutiler, d'essayer des poisons sur eux, de les livrer en nourriture aux bêtes, etc. Et quand un esclave tuait son maître, tous les esclaves de ce maître étaient crucifiés.

Là-dessus, dans une province mal assimilée de cet empire, intervient un homme nommé Jésus qui se met à exalter le principe de solidarité à un point jamais atteint, ni avant ni après lui. Au point de rejeter non seulement toute idée de compétition (Lao Tseu l'avait fait avant lui), mais même le plus élémentaire instinct de survie. "Moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l'autre. Si quelqu'un veut plaider contre toi, et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau. Si quelqu'un te force à faire un mille, fais-en deux avec lui. Donne à celui qui te demande ; et ne te détourne pas de celui qui veut emprunter de toi" (Matthieu, V, 39-42). "Ne vous inquiétez donc point, et ne dites pas : Que mangerons-nous ? Que boirons-nous ? De quoi serons-nous vêtus ? Car toutes ces choses, ce sont les païens qui les recherchent. Votre père céleste sait que vous en avez besoin. Cherchez premièrement le royaume et la justice de Dieu ; et toutes ces choses vous serons données par-dessus" (Matthieu VI, 31-34). Etc.

Et Jésus est conséquent. Il ne cherche qu'à convaincre, jamais à combattre. Et soit dit en passant, on ne l'a pas assez remarqué, il est formidablement doué pour convaincre : démonstrations logiques, petites phrases bien assenées, paraboles éclairantes, questionnements pertinents, sentiments, humour, bon sens, appel quand il le faut au texte de référence accepté par son auditoire, la Torah, rien ne manque à sa panoplie. Quand on pense qu'on est dans la vérité, et qu'autrui est dans l'erreur, la solidarité s'appelle convaincre. Mais quand il n'y parvient pas, à convaincre, Jésus ne sait qu'accuser tristement le coup, voire maudire les récalcitrants.

Chez lui la solidarité doit aller jusqu'à l'extrême, donner sa vie. Quand ses disciples veulent combattre pour le préserver de l'arrestation et de la mort, c'est lui qui les en empêche. Parce qu'il a décidé de toute éternité de se laisser arrêter, dit le dogme. On peut imaginer qu'il espère convaincre, encore, ceux qui viennent l'arrêter (le discours que lui prête l'Evangile de Marc admet cette interprétation, et on peut également imaginer que les autres évangiles ont été "complétés" pour mieux coller au dogme défini par la suite). Mais le résultat est le même : il persiste à refuser la lutte, qui paraît plus que jamais s'imposer. Les apôtres, qui étaient sans doute prêts à se faire tuer pour lui, ne comprennent vraiment plus et s'enfuient.

On peut remarquer que le Christianisme, dans ses périodes conquérantes, s'est principalement étendu au détriment de systèmes qui se trouvaient déséquilibrés dans l'autre sens, celui de la compétition. Et on peut penser qu'il va encore trouver là un nouveau souffle, une nouvelle justification, une nouvelle utilité, face aux monstruosités de l'ultra-libéralisme. Par contre, même au plus haut de sa force, il n'a jamais pu mordre significativement sur les croyances partageant le même déséquilibre (Bouddhisme ) ou équilibrées sur ce plan (Islam).

Une société ne peut subsister longtemps sur une base aussi déséquilibrée. Néanmoins, le Christianisme s'est maintenu. Pourtant, nombre de ses plus hauts dignitaires ont bafoué le principe de solidarité bien plus lourdement et bien plus ouvertement que n'importe quel fils dévoyé de la Nomenklatura soviétique. Certains évêques du Moyen-âge n'étaient que des brigands sanguinaires qui pillaient et dévastaient des provinces entières. Lupold, évêque de Worms au début du treizième siècle, encourageait cyniquement ses soldats qui hésitaient à piller les églises : "C'est bien assez de laisser les ossements des morts en repos..." Et à son frère qui lui faisait des remontrances : "Quand nous serons tous les deux en enfer, nous échangerons nos places, si tu le désires..." Et à l'époque, cette sorte d'évêques n'était pas une exception, et bien souvent ils étaient absous par le Vatican.

Le Christianisme y a survécu, et en a, en gros, guéri. Il avait donc apparemment d'autres atouts, d'autres talents, d'autres valeurs que la doctrine de Lénine. Je traite ici essentiellement de l'aspect autogène, à la fois contagieux et illusoire. Les valeurs sont un autre sujet, qu'il faut simplement ne pas perdre de vue pour ne pas tomber dans un réductionnisme également illusoire (et éventuellement contagieux). Voici quelques pistes qui ne prétendent évidemment pas faire le tour de la question.

Au même moment que ce Lupold vivait un certain François d'Assise, accepté (de justesse) par l'Église. L'idéal n'a jamais été totalement perdu, même s'il n'était plus recherché que par une minorité. L'URSS de Staline n'avait aucune place pour les François d'Assise, sinon au Goulag.

Le Christianisme a compris dès l'origine que la solidarité, si elle est bonne, doit aider autrui à devenir solidaire. Grâce à une certaine histoire de paille et de poutre (Matthieu, VII, 4) il n'est pas complètement tombé dans le travers du marxisme, consistant à dire que les ennemis de la solidarité, ce sont toujours par définition les autres, les exploiteurs et leurs laquais.

On peut avancer aussi que le concept de "charité" dépasse celui de "solidarité", même s'il n'est pas simple d'expliquer en quoi. "Quand je distribuerais tous mes biens pour la nourriture des pauvres, quand je livrerais même mon corps pour être brûlé, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien..." (I Corinthiens, XIII, 3).
 
 

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