14 : UNITE : ISLAM


Ces pages sont consacrées aux discours autogènes, rumeurs, idéologies, ensembles d'informations que l'on tend à répéter le plus possible, à prendre en compte le plus possible, poussé(e) à cela non par la valeur de ce discours, mais par une illusion qui se transmet en même temps que lui.  Retour au menu
 


L'Islam est né dans un monde où la lutte n'excluait pas la solidarité. Tout au plus a-t-il légèrement amélioré l'équilibre en faveur de cette dernière. Mais alors que l'Empire romain était relativement équilibré entre unité et diversité, l'Arabie de juste avant l'Islam était un monde voué à la diversité la plus extrême. Divinités multiples dans le sanctuaire de La Mecque (et les autres sanctuaires), mais aussi multiplicités de clans, de pouvoirs, d'intérêts, etc. Tout cela finissait par ôter toute ambition et tout dynamisme à une société qui végétait aux marges de l'empire byzantin, protégée par l'aridité de son climat.

A la mort du Prophète (632/10 de l'Hégire), l'Islam était effectivement uni, ayant, sans trop de tensions, assimilé trois couches successives aux sensibilités différentes : le petit noyau des premiers fidèles d'avant l'Hégire, puis les gens de Médine, puis le gros de la population de La Mecque et des régions avoisinantes.

Cette unité fondamentale de l'Umma, la communauté musulmane, qui jusque là allait de soi puisqu'elle avait le Prophète pour centre, on y tenait par-dessus tout. Et on crut pouvoir la souder une fois pour toutes. On décida de nommer un chef unique, à qui tous les Musulmans devraient jurer obéissance.

Il restait à le désigner. Certains craignaient que les deux hommes forts, Abou Bakr et Omar, entreraient en compétition, mais ils furent vite rassurés. Les deux compères se faisaient des manières : "C'est toi le plus capable ! - Non, c'est toi !"

Le premier devient donc calife, et le deuxième son premier ministre. Un troisième homme, Ali, cousin et gendre du Prophète, avait aussi ses références, ses arguments et ses partisans. Mais bon gré mal gré il accepte, au nom de l'unité, et ne refusera pas de coopérer avec Abu Bakr. De même, nombre de Médinois estimaient que le calife devait être l'un d'eux (Médine, non La Mecque, était la capitale du nouvel état). Mais on leur offre des compensations suffisantes, sous formes de garanties et de responsabilités gouvernementales ou autres, pour qu'ils s'inclinent de bonne grâce.

Abou Bakr meurt de maladie au bout de deux ans, après avoir conquis toute la péninsule arabique, et désigné tout naturellement Omar pour lui succéder. Ce dernier s'empare de la Palestine, de la Mésopotamie, de l'Egypte, de la Perse. En 644, le deuxième calife est poignardé par un esclave persan chrétien. Sa blessure est mortelle mais lui laisse le temps de régler sa succession. Seulement il ne désigne pas un homme mais un comité de six hommes qui devront choisir parmi eux le troisième calife. Les cinq autres, et après eux tous les Musulmans, devant lui prêter serment sous peine de mort. En cas d'égalité, un des six a une voix prépondérante. Omar comptait ainsi assurer le maintien indéfini du consensus unitaire.

Le nouveau calife est Othman. Ali conteste un temps la régularité de l'élection, mais doit encore s'incliner. L'unité paraît plus solide que jamais, d'autant que les conquêtes continuent. Othman se consacre à une autre oeuvre d'unité, la rédaction de la version officielle et définitive du Coran (certains passages n'avaient pas été compris de la même façon par tout le monde, et l'ordre des sourates n'était pas fixé). Et son travail reste l'unique référence, acceptée de tous les Musulmans.

Mais Othman, vieillard influençable, resté fidèle aux anciennes solidarités, néglige l'unité. Il favorise outrageusement son clan. Les protestations se multiplient, de plus en plus véhémentes. Le calife, incapable de vraiment choisir entre répression et concessions, réagit avec la dernière maladresse. En l'an 656 (34 pour les Musulmans), il est littéralement lynché, à son domicile, par une foule en furie. Ali, qui l'a défendu tout en le critiquant et a fini par se déclarer impuissant à l'aider, accède enfin au pouvoir.

Pour préserver l'unité chancelante, le nouveau calife doit d'une part corriger les iniquités de son prédécesseur, d'autre part châtier ses meurtriers. Il ne se sent pas de taille à mener les deux tâches de front, et commence par la première. Erreur fatale (quoique nous ne sachions pas ce qui serait advenu autrement).

Les Musulmans croient alors vivre un impensable, un atroce cauchemar. Deux armées se lèvent. La première est celle du calife, la seconde est menée par deux des plus proches compagnons du Prophète, Talha et Zobaïr (ce dernier a sauvé un jour la vie de Mohammed dans une bataille), inspirés par Aïcha, l'épouse préférée du Prophète (après Khadidja, décédée en 619). Les rebelles ont aussi vivement critiqué le calife massacré, mais, au nom de l'unité, ils ne veulent pas voir sa mort impunie. Et, se trouvant en Irak, loin de Médine, ils ignorent l'ampleur du mécontentement contre Othman, à quel point les assassins étaient en nombre. Et à présent, Ali peut d'autant moins châtier ces derniers qu'il a besoin de leurs forces.

Jusqu'au dernier moment, on espère éviter le pire par des négociations fébriles, mais la bataille dite "du chameau" s'engage. Elle est meurtrière, en dépit des consignes, données dans les deux camps, de ne tuer qu'en cas de nécessité. Ali en sort victorieux. Talha et Zobaïr sont tués. Aïcha se soumet.

Un autre vengeur d'Othman se dresse, Moawiyah, ancien secrétaire du Prophète et gouverneur de Syrie depuis le temps d'Abou Bakr. Lui aussi a critiqué le calife assassiné, mais plutôt pour son manque de fermeté. Il veut un pouvoir fort, respecté, comme celui qu'il a instauré à Damas. Au nom de l'unité.

Il ne faudrait pas faire de Moawiyah un tyran implacable. Il avait paraît-il pour maxime que les sarcasmes et critiques de ses sujets n'avaient pas d'importance tant qu'ils ne débouchaient pas sur des actes.

Une nouvelle bataille s'engage à Siffin, et jour après jour elle se prolonge. Bientôt, on compte quarante mille morts dans les deux camps, et ce n'est pas fini. Alors, au nom de l'unité, des soldats de Moawiyah accrochent, pathétiques, des pages du Coran à leurs lances pour implorer la fin des hostilités. Ali sent la victoire proche et voudrait poursuivre la lutte. Au nom de l'unité, son entourage l'en empêche, et le contraint à accepter une trêve, et un arbitrage. Cet arbitrage ne résout rien, le face-à-face se poursuit quelques années. Ali perd du terrain, puis est assassiné en 661 par ses partisans les plus intransigeants, qui ne lui pardonnent pas sa "capitulation". Au nom de l'unité.

A la surprise générale, Hassan, fils aîné d'Ali, accepte de reconnaître Moawiyah. Non sans mal, non sans essuyer maintes humiliations, il oblige toute sa famille et tout son parti à en faire autant. Au nom de l'unité, qui paraît cette fois rétablie au moment où on y croyait le moins. Moawiyah confirme ses éminentes qualités. L'ordre et la prospérité reviennent. Les conquêtes peuvent reprendre, Kaboul et Samarkand sont prises.

Moawiyah meurt en 680 et son fils Yézid lui succède. Hussayn, deuxième fils d'Ali, s'insurge (Hassan est mort entre-temps). Le califat n'est pas héréditaire (Abou Bakr et Omar en ont expressément exclu leurs fils respectifs), ou alors il doit revenir aux descendants du Prophète, donc à Hussayn. Sa mère n'était-elle pas Fatima, fille de Mohammed et de Khadidja ? Ne serait-ce pas le meilleur moyen d'assurer l'unité ? De plus, Yézid est un débauché notoire.

Hussayn refuse ostensiblement de prêter le serment, rassemble sa famille et une poignée de soldats, et part de Médine pour rejoindre l'Irak où il sait avoir des partisans. Mais ces derniers sont écrasés, bien avant qu'il n'arrive, par les forces du calife. Et à Karbala, sur les bords de l'Euphrate, la petite troupe d'Hussayn est arrêtée par une armée vingt fois plus nombreuse. Le général qui la commande, Omar, ne souhaite pas charger sa conscience de la mort du petit-fils du Prophète. Alors, comme avant la journée du chameau, comme avant celle de Siffin, on tente de négocier. Au nom de l'unité. Hussayn accepte le principe d'une soumission, mais ne veut pas perdre la face, et la discussion achoppe sur les modalités pratiques.

Arrive un envoyé du calife, Shamir, qui exige qu'on en finisse. Au nom de l'unité, on ne peut plus laisser bafouer l'autorité légale. Quiconque refuse le serment mérite la mort. Il semble qu'il agisse de son propre chef, ou du moins qu'il interprète les consignes qu'il a reçues, car Yézid, conscient de l'enjeu, voulait aussi éviter l'effusion de sang. Omar est contraint d'attaquer. L'issue ne fait aucun doute. Les seuls survivants de la troupe d'Hussayn sont quelques femmes et son fils Ali, qui n'a que dix ans. Shamir voudrait le tuer, mais Omar l'en empêche. Yézid laissera aussi vivre l'arrière-petit-fils du Prophète, qui deviendra le quatrième Imam des Chi'ites.

Même si, politiquement, elle est rétablie pour un temps, l'unité est cette fois frappée à mort, ou du moins elle ne s'en est pas remise à ce jour. Treize siècles plus tard, les Chi'ites (littéralement "partisans", d'Ali et d'Hussayn) célèbrent chaque année, en la dramatisant à souhait, la fatale journée de Karbala (Aschoura). La dynastie des Ommayades, issue de Moawiyah, s'est maintenue encore soixante-dix ans, écrasant révolte sur révolte avant de succomber face à celle qui a donné le pouvoir aux Abbassides. A la division entre Sunnites et Chi'ites se sont ajoutées bien d'autres cassures, à l'intérieur de chacun des deux camps, donnant lieu à d'innombrables combats, insurrections, massacres et répressions.

Ainsi l'Islam, qui à l'occasion persiste à brandir le drapeau de l'unité, a échoué sur ce plan, au moins à ce jour. Et s'il se maintient en tant que religion, s'il apporte encore quelque chose à ses fidèles, c'est sans doute parce qu'il a d'autres talents et valeurs. Exactement comme le Christianisme par rapport à la "charité", à la solidarité considérée comme idéal absolu.

Il intéressant de comparer sur cette question de l'unité la situation de l'Islam et celle du Bouddhisme. Ce dernier en a très tôt fait son deuil, à une remarquable exception près qui fera l'objet du prochain chapitre (Unité : Nichiren). Il est toutefois difficile de parler d'un mythe final diversité dans la mesure ou cette diversité n'a été préconisée par personne comme un but en soi. Entre les doctrines, par exemple, du Zen, du Théravada et des lamas Tibétains, on a du mal à trouver des points communs. Néanmoins, s'ils se sont souvent invectivés et excommuniés mutuellement, ils se sont rarement combattus par les armes. Entre Sunnites et Chi'ites, ce sont plutôt les différences que l'on cherche. Mais le sang coule toujours.

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