25 mai 2006 

L'histoire compliquée de la Bible


Et encore il ne s'agit que d'une toute petite partie...

L'expérience universelle semble montrer que la mise en évidence des zones d'ombre des origines d'une religion ne tue pas cette religion, mais tend à l'empêcher de tomber dans l'intégrisme et l'intolérance...

La principale source de ce qui suit est : Richard Friedmann, Qui a écrit la Bible ? Exergue, 1997.

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Moïse auteur du Pentateuque ?

La Bible ne donne pas d'auteur autre que Dieu lui-même pour ses cinq premiers livres. Néanmoins, pendant près de deux millénaires, tant dans le Judaïsme que dans le Christianisme, on devait considérer que le rédacteur n'était autre que Moïse.

Pourtant, des voix discordantes se sont fait entendre dès le moyen-âge. Au onzième siècle, Isaac ben Yashush, médecin au service d'un souverain musulman d'Espagne, commença à suggérer, timidement que quelques passages avaient pu être ajoutés par un Prophète ultérieur. En effet, on trouve en Genèse 36 une liste de rois Edomites postérieurs à l'époque de Moïse. La seule réaction connue est qu'un rabbin du douzième siècle, Abraham ben Ezra l'appela "Isaac l'égaré" et estima que son livre "méritait les flammes". Pourtant, ce Ben Ezra fait lui-même état de passages posant problème, où Moïse est désigné à la troisième personne, et même des passages manifestement anachroniques par rapport à Moïse. Mais sa conclusion était qu'on ne devait pas le dire, allant jusqu'à préciser : "Et qui comprend se tiendra coi."

Quatorzième siècle, toujours en terre d'Islam mais cette fois à Damas, c'est l'érudit Bonfils qui écrit franchement : "Voici la preuve que ce verset fut écrit dans la Torah ultérieurement, et que Moïse n'a pas pu l'écrire ; c'est plutôt un Prophète ultérieur qui l'écrivit." Ce dernier point sauvait le caractère "inspiré" du livre. Néanmoins, trois siècles et demi plus tard, le livre de Bonfils sera imprimé, mais sans les passages scandaleux.

Quinzième siècle, quelqu'un d'autre osa soulever le problème. Et rien moins qu'un évêque, celui d'Avila, Tostate, qui lui aussi pensait que certains passages ne pouvaient être de Moïse, en particulier celui décrivant sa mort et ses obsèques. Ce dernier cas n'avait bien sûr échappé à personne, mais on considérait que c'était Josué qui avait complété le texte.

Mais au siècle suivant, un certain Carlstadt revint encore sur la question en faisant remarquer que le passage décrivant l'enterrement de Moïse est écrit dans un style très semblables aux passages précédants. L'imprimerie ayant popularisé la lecture de la Bible, de plus en plus de gens en parlaient, et de plus en plus on admettait que le Pentateuque, écrit pour l'essentiel par Moïse, avait dû être remanié sur certains points forcément mineurs.

Et puis, au dix-septième siècle, un relatif vent de liberté soufflait en Angleterre. Le philosophe Hobbes pointa beaucoup de passages difficilement attribuables à Moïse. Par exemple, tous ceux où une certaine situation est dite avoir duré "jusqu'à ce jour". Quelqu'un écrivant au moment où cette situation commençait n'aurait pas écrit ainsi. Et il en concluait qu'il n'avait pas seulement eu des retouches et des ajouts. Moïse n'avait pu écrire la majeure partie des cinq livres du Pentateuque.

Peu après, un calviniste français, Isaac de la Peyrère, soutint la même thèse. Il faisait notamment remarquer ce passage du début du Deutéronome : "Voici les paroles que Moïse adressa à tout Israël au-delà du Jourdain…" C'était donc, en toute logique, écrit par quelqu'un qui se trouvait "en deçà" du même Jourdain. Par ailleurs, d'après d'autres passages, Moïse n'est pas supposé avoir pénétré en Terre promise, donc avoir traversé ou même atteint le Jourdain. Ne croyez pas que cela était alors admis. De la Peyrère lui-même fut emprisonné, et ne recouvra la liberté qu'après avoir abjuré ses "erreurs" devant le Pape, et s'être converti au Catholicisme.

Un autre philosophe, Baruch Spinoza, s'attaqua au problème, et recensa méthodiquement les difficultés soulevées par ses prédécesseurs . Mais qui avait écrit les cinq livres ?

Les deux testaments de Jacob

Dans Genèse 48, on nous dit que Jacob, mourant, donna sa bénédiction, et donc pratiquement la primauté sur toute sa descendance, à son petit-fils Ephraïm, fils de son fils Joseph. Or Ephraïm était le cadet, l'aîné étant son frère Manassé :

Joseph vit avec déplaisir que son père posait sa main droite sur la tête d'Ephraïm ; il saisit la main de son père, pour la détourner de dessus la tête d'Ephraïm, et la diriger sur celle de Manassé. Et Joseph dit à son père : Pas ainsi, mon père, car celui-ci est le premier-né ; pose ta main droite sur sa tête. Son père refusa et dit : Je le sais, mon fils, je le sais ; lui aussi deviendra un peuple, lui aussi sera grand ; mais son frère cadet sera plus grand que lui, et sa postérité deviendra une multitude de nations. Il les bénit ce jour-là, et dit : C'est par toi qu'Israël bénira, en disant : Que Dieu te traite comme Ephraïm et comme Manassé ! (Genèse 48, 17-20).

Et puis, au chapitre suivant, voici que le même Jacob donne la primauté et la prééminence à son fils Juda, qui n'est pas non plus son aîné :

Juda, tu recevras les hommages de tes frères ; Ta main sera sur la nuque de tes ennemis. Les fils de ton père se prosterneront devant toi. Juda est un jeune lion. Tu reviens du carnage, mon fils ! Il ploie les genoux, il se couche comme un lion, comme une lionne : qui le fera lever ? Le sceptre ne s'éloignera point de Juda… (49, 8-10).

Quand vient le tour de Joseph, il est certes valorisé, mais enfin pas question de sceptre pour lui ni donc pour son fils. Qu'est-ce à dire ? N'y a-t-il pas là une prééminence de trop ? Dans les deux cas on nous parle de Dieu, seulement il y a une nuance. Quand c'est Ephraïm qui reçoit la prééminence, Dieu, dans le texte, est Elohim. Quand c'est Juda, Dieu est Yahvé.

La thèse documentaire

Il y a deux sources différentes, bien que le texte tel qu'il se présente aujourd'hui ne montre pas de rupture flagrante entre les deux. Mais ce n'est pas tout. A la mort de Salomon, son royaume s'est divisé. Le nord a fait sécession et s'est donné pour roi Jéroboam, de la tribu d'Ephraïm. Tandis que le sud, pour l'essentiel la tribu de Juda, restait fidèle à Roboam, de la tribu de Juda (2 Chroniques, 10 ; 1 Rois, 12).

Ce repérage de deux premières sources, dites respectivement "yahviste" et "élohiste" (ou J et E, d'après la terminologie allemande, J venant de Jahwe, même prononciation) s'est fait au dix-huitième siècle. Les textes élohistes donnent la priorité aux personnages et aux villes du nord, les textes yahvistes à ceux du sud. Dieu n'est pas le seul à changer de nom d'une source à l'autre. Pour l'Elohiste, le beau-père de Moïse s'appelle Jéthro, pour le Yahviste, il s'agit de Reuel. Pour l'Elohiste, Moïse reçoit les tables de la loi sur l'Horeb. Pour le Yahviste, il s'agit du Sinaï. Rien de nouveau.

Autant qu'on sache, la première personne à avoir détecté cette première dualité de sources est un pasteur allemand du nom de Henning Bernhard, en 1711. Mais cela ne s'imposera vraiment qu'à partir de 1780, quand un érudit connu, Johann Gottfried Eichhorn, le redécouvrit (sans connaître Bernhard autant qu'on le sache). Entre-temps, un médecin français, Jean Astruc, avait annoncé (discrètement) la même chose en 1753.

Une quinzaine d'années après la publication des thèses d'Eichhorn, cela se compliqua encore car on s'avisa que les textes "élohistes" renfermaient deux sources encore plus différentes entre elles que la première élohiste de la yahviste. Et puis le Deutéronome, le cinquième livre de la Bible telle que nous la connaissons, montre encore un style, des centres d'intérêt, des formules types, bien distincts, que l'on retrouve d'ailleurs dans les livres suivants (Josué, Juges, etc.). Cette idée que la Bible s'est constituée à partir de sources différentes n'est donc pas neuve. On l'appelle "critique supérieure" ou "thèse documentaire". Elle n'est plus contestée que par quelques fondamentalistes. Je reprendrai simplement les explications données en introduction à la Bible de Jérusalem ou BJ (Cerf).

La tradition "yahwiste", ainsi appelée parce qu'elle utilise le nom divin Yahvé dès le récit de la création, a un style vivant et coloré ; sous une forme imagée, elle donne une réponse profonde aux graves questions qui se posent à tout homme, et les expressions dont elle se sert pour parler de Dieu recouvrent un sens très élevé du divin. Cette tradition est d'origine judéenne et a peut-être été mise par écrit, pour l'essentiel, dès le règne de Salomon.

La tradition "élohiste", qui désigne Dieu par le nom commun Elohim, se distingue aussi de la précédente par un style plus sobre, une morale plus exigeante, un souci de séparer davantage Dieu de l'homme ; les récits des origines manquent dans cette tradition, qui ne commence qu'avec Abraham. Elle est probablement plus jeune que la tradition yahwiste et on l'attribue généralement aux tribus du Nord.

Sur la troisième tradition, "sacerdotale", (P dans la terminologie susmentionnée), la BJ nous explique : [P] porte un intérêt spécial à l'organisation du sanctuaire, aux sacrifices et aux fêtes, à la personne et aux fonctions d'Aaron et de ses fils (…) Elle aime les computs et les généalogies et son style, généralement abstrait et redondant, la fait aisément reconnaître. Cette tradition provient des prêtres de Jérusalem ; elle s'est constituée pendant l'Exil à partir d'éléments anciens et ne s'est imposée qu'après le retour.

La source P présente d'autres singularités que la BJ ne cite pas. On y voit un dieu cosmique, totalement surhumain. On ne le décrit jamais comme se trouvant à un endroit précis, se rendant à un autre, posant des questions, changeant d'avis, toutes choses fréquentes dans les autres sources. Par ailleurs, la source P ignore totalement les anges, courants pour les autres.

Après les Nombres ces trois courants se perdent et sont remplacés par une tradition unique, celle du Deutéronome. Elle se caractérise par un style très particulier, ample et oratoire, où reviennent souvent les mêmes formules bien frappées, et par une doctrine constamment affirmée : entre tous les peuples, Dieu, par pure complaisance, a choisi Israël comme son peuple ; mais cette élection et le pacte qui la sanctionne ont pour condition la fidélité d'Israël à la loi de son Dieu et au culte légitime qu'il doit lui rendre dans son unique sanctuaire. Cette dernière est donc la source deutéronomique, D dans la terminologie susmentionnée.

On explique ainsi beaucoup de choses, par exemple le début de Nombres 25 et son incohérence apparente, un épisode dont on ne connaît pas la fin (Nombres, 25, 1-5) s'enchaînant sans aucune transition avec un autre dont on n'a pas vu le commencement. On ne sait absolument pas quelle plaie s'arrête alors, qui avait tué 24000 personnes (Nombres, 25, 8-9), ni si l'ordre de mise à mort qui précède a été exécuté. Le premier relève de la source yahviste, le second de la sacerdotale.

Bref, comme on le voit la BJ admet parfaitement la pluralité des sources de la Bible. Mais il y a des choses qui découlent de cette pluralité et qu'elle ne dit pas. Ce qu'elle n'évoque pas un seul instant, c'est que ces sources, les deux dernières surtout, viennent de courants aux conceptions profondément divergentes, et mutuellement hostiles. Férocement. Elle ne mentionne pas non plus les détails suivants.

Deux versions d'une interdiction

Vous ne ferez pas, à côté de moi, des dieux d'argent et des dieux d'or, vous n'en ferez pas. (Exode, 20, 23). Tu ne te feras pas des dieux de métal fondu. (Exode, 34, 17).

Voilà donc deux interdictions semblables dans leur principe, mais divergentes quant au procédé de fabrication des objets interdits. Le premier passage relève de la source E, le second de la source J. Et alors ? D'abord, on peut se demander pourquoi on, surtout si "on" est Dieu, n'a pas tout simplement prohibé, une bonne fois pour toutes, la production d'images de dieux, quelles qu'en soient la matière et la technique.

Mais comme pour les deux testaments de Jacob, cela s'éclaire d'un jour singulier si on scrute les histoires parallèles des deux royaumes de Judas (sud) et d'Israël (nord). Car l'auteur de J condamne expressément le roi Jéroboam, qui avait fondu deux veaux d'or. Par contre, l'auteur de J ne risque rien de son souverain, puisque dans le temple de Jérusalem les statues suspectes (les chérubins de l'Arche) étaient en bois plaqué d'or, ce qui suppose une autre technique que la fusion. Plus courageux ou plus libre, l'auteur de E attaque indistinctement les deux côtés.

La BJ ne mentionne pas non plus qu'à la lumière de la thèse documentaire de plus en plus de gens estiment que le récit du sacrifice d'Abraham (Genèse, 22) a été changé tardivement, que dans la version initiale le sacrifice du fils devait être mené à terme, sans aucune substitution animale (voir article).

Au fait, puisqu'il y a eu mixage plus ou moins réussi de plusieurs textes, sait-on quand ce mixage a été accompli ? La thèse la plus répandue est qu'il l'a été en deux temps.

D'abord, après la chute du royaume du nord, dit d'Israël, qui utilisait plutôt E, en 722, des réfugiés de ce royaume ont gagné celui du sud, dit de Juda, qui préférait J. On aurait alors fusionné E et J, donnant un document appelé EJ.

Deuxième temps, après l'exil, et alors que le Judaïsme renaissait sous la domination perse, on a encore fusionné EJ avec le document P, écrit dans l'intervalle à une date mal précisée. On estime que cette dernière mise en forme s'est faite au temps, et vraisemblablement sous la direction, d'Esdras (Ezra en hébreu), contemporain de Périclès (cinquième siècle avant JC).

A titre d'illustration et de confirmation de la "thèse documentaire", voici le récit du Déluge, très confus, divisé selon ses sources, d'après Richard Friedman (ouvrage cité).

L'histoire deutéronomique

On n'a pas fait que détecter des sources multiples, on a aussi trouvé que des livres supposés d'origines multiples ne l'étaient pas. En 1943, l'Allemand Martin Noth a soutenu, après Spinoza d'ailleurs, que Deutéronome, Josué, Juges, 1 et 2 Samuel, 1 et 2 Rois étaient de la même main. Ces livres qui couvrent une très longue période présentent en effet de grandes analogies de style, de vocabulaire, d'idées. L'idée a été largement reprise, mais elle présentait tout de même une difficulté, soulevée et résolue par Frank Cross en 1973. C'est qu'il y a aussi de curieuses ruptures de ton dans cet ensemble. Globalement, l'Histoire deutéronomique se présente comme une interprétation globale de l'histoire des Hébreux de Moïse à Josias, ce dernier étant présenté de façon optimiste et triomphaliste comme le roi idéal qui venait enfin faire respecter le programme donné à Moïse par Dieu, après des siècles d'errements plus ou moins graves, et dont la dynastie (celle de David) devait régner à jamais. Tous les rois précédents sont jugés en fonction de cet idéal dont ils étaient plus ou moins proche mais qu'ils n'atteignaient jamais, même David, même Salomon, même Ezéchias, assez bien notés par ailleurs.

Sauf que 23 ans après la mort de Josias la dynastie qui devait "régner à jamais" était renversée, le royaume détruit par les Babyloniens. Certains passages de l'Histoire deutéronomique se trouvent par là même lourdement et ironiquement contredits. Mais d'autres, semés çà et là et facile à repérer dans la mesure où ils détonnent avec le reste et sont plutôt maladroitement insérés, rectifient le tir. Ils expliquent, manifestement après-coup, la catastrophe finale par la conduite par trop inqualifiable de Manassé, grand-père de Josias, qui avait trop gravement irrité Dieu.

Toutefois l'Éternel ne se désista point de l'ardeur de sa grande colère dont il était enflammé contre Juda, à cause de tout ce qu'avait fait Manassé pour l'irriter. (2 Rois, 23, 26).

On peut constater que ce verset jure curieusement avec ce qui précède et ce qui suit, éloge appuyé de Josias. D'autres passages ont bien sûr été ajoutés à l'histoire de Manassé lui-même. Ils sont aussi facilement repérables.

En même temps, l'auteur a pu compléter avec l'histoire peu valorisante des successeurs de Josias.

Richard Friedman estime que c'est la même personne qui a écrit l'histoire optimiste et l'a ensuite adaptée à la nouvelle et triste réalité. Il pense qu'il s'agit soit de Jérémie (les textes qui lui sont attribués montrent encore le même style et les mêmes préoccupations), soit de son alter ego Baruch.

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