4 : RUMEURS


Ces pages sont consacrées aux discours autogènes, rumeurs, idéologies, ensembles d'informations que l'on tend à répéter le plus possible, à prendre en compte le plus possible, poussé(e) à cela non par la valeur de ce discours, mais par une illusion qui se transmet en même temps que lui.  Retour au menu.

(NB cette page étant une des plus visitées de ce site, je me permets de suggérer aussi une visite ici...)
 

La rumeur d'Orléans

Autres rumeurs


Une rumeur est une histoire qui se présente comme authentique. Elle est faite de telle sorte qu'on a envie de la répéter sans la vérifier. Une rumeur n'est pas forcément fausse. Exemples de rumeur confirmée par les faits après avoir reçu tous les démentis officiels possibles, celles concernant les maladies graves ayant frappé deux présidents récents de la République Française.

Qu'est-ce qui fait qu'un bulletin de santé confirmant après coup la maladie de Georges Pompidou ou de François Mitterrand n'est pas un discours autogène, alors que la rumeur qui faisait état de cette même maladie, en termes simplement plus vagues, en était un ? Le simple fait que la rumeur ne s'appuyait sur rien d'immédiatement vérifiable, et néanmoins circulait.

Quant aux démentis officiels qui ont précédé la confirmation non moins officielle, ce n'étaient pas des discours autogènes, c'étaient simplement des mensonges.

Le point de départ de la rumeur peut être fortuit et sans rapport autre que superficiel avec ce qu'elle deviendra. Le cas suivant a connu tellement de rebondissements qu'il en devient un exemple d'école.
 
 

L'enfant aux mains coupées 

1870, guerre franco-allemande. Une aristocrate allemande de haut rang, et néanmoins de bonne volonté, visite un hôpital en arrière du front. Elle y rencontre une fillette française qui a eu les deux mains arrachées par un éclat d'obus, alors qu'elle les joignait pour prier. Bouleversée, la visiteuse lui demande ce qu'elle peut faire, à quoi l'enfant répond : "Madame, rendez-moi mes mains !" Cet épisode a été connu en son temps (je l'ai découvert il y a fort longtemps dans un ouvrage racontant cette guerre, publié peu d'années après, et ne passant aucune cruauté aux Allemands). Puis déformé, il a connu, sans qu'on sache exactement comment, un cheminement inattendu. A ma connaissance, personne n'avait jusqu'ici songé à y voir l'origine d'une des plus célèbres rumeurs.

On connaît la suite. 1914, nouvelle guerre entre les deux pays. On se racontait avec insistance, côté français, que les soldats allemands étaient d'ignobles brutes qui coupaient les mains des enfants. Cela se retrouve jusque sur les caricatures de l'époque.

Résultat, dans les années 20, lors d'un premier essai de rapprochement franco-allemand, Aristide Briand et d'autres ont eu le plus grand mal à faire admettre l'inanité de cette histoire. Rigoureusement personne, pourtant, ne venait exhiber ses moignons à titre de preuve.

Il y a encore une suite. Dans les années trente, le souvenir de ce bobard dissuadait nombre de Français de s'inquiéter et de s'indigner du nouveau comportement allemand. Pourtant, avec la prise de pouvoir par Hitler, il y avait vraiment lieu de s'inquiéter et de s'indigner. Et cette histoire de mains coupées circule encore, sous sa forme négative ultime, dans les ouvrages dits "négationnistes" parce qu'ils prétendent réfuter l'extermination planifiée des Juifs par le régime nazi.

La rumeur, dégonflée, s'était retournée, avait agi comme un vaccin ! Et après tout, le vaccin le plus typique est aussi le descendant, le mutant du virus ou de la bactérie d'origine, qui s'y oppose comme le chien s'oppose à son cousin le loup, comme des hommes s'opposent à d'autres hommes.

A quel moment précis est-on passé de l'information objective "elle a eu les mains tranchées" à la rumeur, discours autogène "ils lui ont tranché les mains..." puis "ils tranchent les mains aux enfants..." ? On peut imaginer des phases intermédiaires, vraies ou fausses d'ailleurs, "l'obus était allemand", puis "les Allemands ont visé délibérément des populations civiles..." Mais soulever ce genre de débats est aussi vain que de chercher à déterminer, ou seulement à définir, le moment où un primate non humain a engendré un primate humain (rappelons que l'Homme fait partie des primates !).

Contentons-nous de souligner que dans ce cas précis, vraisemblablement, il n'y a jamais eu chez personne une intention délibérée de diffuser une fausse information. En tout cas, il n'est pas nécessaire de le supposer pour expliquer le tout, pas plus qu'il n'est nécessaire de supposer une intention humaine quelconque derrière le virus, comme la... rumeur en a couru un temps pour celui du sida.
 
 

La rumeur d'Orléans

Au commencement il y avait, tout comme pour les "Protocoles", un auteur qui ne nourrissait que de bonnes intentions . Il s'agit d'un Anglais, Stephen Barlay, qui a publié en 1968 un ouvrage intitulé "Esclavage sexuel". Il y racontait entre autres, sans grande précision, une histoire qui se serait déroulée à Grenoble. Une jeune femme entre dans un magasin de mode, pendant que son époux l'attend à l'extérieur. Il attend longtemps, entre dans la boutique, pose des questions. On lui répond qu'on n'a vu aucune femme correspondant au signalement qu'il donne. Il s'en va tout droit à la police, qui finit par découvrir la malheureuse, droguée, dans la cave. Comme dans le roman de Joly qui a inspiré les "Protocoles des Sages de Sion", il n'est nulle part question de Juifs. Une traduction française de ce livre paraît en 1969, et l'épisode ci-dessus est reproduit, avec encore moins de précisions, par le magazine populaire Noir et Blanc le 6 mai 1969.

C'est dans les jours qui suivent que s'installe, dans la ville d'Orléans (suivie plus tard par Chalons-sur-Saône et bien d'autres) la célèbre rumeur. Elle incriminait pas moins de six magasins de vêtements, tous tenus par des Juifs. On ajoutait que les victimes, vingt-six exactement, avaient été emmenées, droguées, jusqu'à la Loire où un sous-marin les emportait à jamais.

Arrêtons-nous un instant sur ce détail du sous-marin, lancé paraît-il comme une boutade ironique par un représentant notable de la communauté juive locale pour tenter de ridiculiser la rumeur, et devenu aussitôt partie intégrante de ladite rumeur. Il rappelle fortement une autre rumeur classique, disant que des écologistes lâchent des vipères dans l'environnement depuis des hélicoptères. Pourquoi diable utiliseraient-ils un moyen aussi coûteux, aussi bruyant, et aussi peu écologique ? Mais justement, Dostoïevky explique, quelque part dans L'Idiot, qu'un détail invraisemblable peut paradoxalement donner plus de poids et de crédibilité à une histoire.

Pour revenir à Orléans, si la police n'intervenait pas, c'était que les malfaiteurs disposaient de puissants appuis. Il fallut une vigoureuse campagne d'opinion publique pour faire cesser cette histoire, si tant est qu'elle ait cessé.

Remarquons toutefois que, comme pour les "mains coupées", le discours autogène opposé existe. Il peut consister à taxer a priori de préjugé antisémite ceux qui transmettent la rumeur. A la limite, c'est chercher, consciemment ou non, à diffuser l'idée d'un complot du monde entier solidaire contre les Juifs.

D'une part, l'enlèvement d'êtres humains pour l'esclavage de la prostitution, cela existe. D'autre part, tous ceux qui retransmettaient la rumeur n'avaient pas conscience de sa nature antisémite, ne savaient souvent même pas qu'il était question de Juifs. Du reste, la mise en lumière par les médias de ce caractère antisémite a fortement contribué à étouffer la rumeur.
 
 

Autres rumeurs

 A la fin des années 50, le bruit a couru avec insistance, dans la région de Seattle, les pare-brise de voitures étaient régulièrement déteriorés, grêlés. On attribuait ce phénomène soit aux récentes expériences nucléaires soviétiques, soit à de grands travaux routiers. Les enquêteurs finirent par faire admettre, difficilement, qu'il n'y avait pas plus de pare-brise grêlés qu'en temps normal ou que n'importe où ailleurs, mais que la rumeur avait incité nombre d'automobilistes à examiner le leur avec plus d'attention que d'ordinaire.

Je confesse avoir répercuté en toute bonne foi la rumeur disant qu'on avait trouvé des mygales, d'énormes araignées poilues et venimeuses, dans des yuccas, les oeufs étant supposés avoir voyagé avec la terre. C'était impossible (mais allez le savoir si vous n'êtes pas spécialiste), les mygales, étant carnivores, n'auraient jamais pu trouver assez de nourriture pour se développer dans ces conditions.

Ne quittons pas le champ des rumeurs sans mentionner que l'affirmation : "Tel bruit qui court est une rumeur (sous-entendu, est faux)" peut fort bien être un discours autogène, éventuellement délibéré, pour empêcher la divulgation de faits gênants. Ainsi, on a systématiquement qualifié de "rumeurs" toutes les informations faisant état d'enlèvements de personnes (en général pauvres) pour permettre des greffes de cornées, de reins ou de coeurs à d'autres personnes (en général riches). Ces informations ne sont pas forcément toutes fondées prises séparément, mais globalement il serait contraire à tout ce qu'on sait de la nature humaine que de tels trafics n'existent pas à grande échelle, vu la demande existante.

Il est possible aussi que l'on lance sciemment certaines rumeurs à titre de "vaccin", pour décourager à plus long terme le public de rapporter ultérieurement des rumeurs comparables (éventuellement plus fondées). Je soupçonne, sans plus, que c'est le cas pour la fameuse rumeur faisant faussement état du sida dont aurait souffert une actrice célèbre, dans les années 1980.

Tout cela renvoie à une expérience américaine célèbre. On montrait à un premier sujet une image, une scène d'altercation entre un Noir et un Blanc, ce dernier portant une arme, un rasoir, à la ceinture. Le sujet devait expliquer brièvement le contenu de l'image à un autre, qui lui-même le répétait à un troisième, et cela plusieurs fois. A la sortie, quand les sujets étaient blancs, c'était presque toujours le Noir qui possédait le rasoir, et souvent le brandissait.

Ce mécanisme de déformation, de simplification, de concentration autour du symbole le plus frappant, on peut en citer bien d'autres exemples, ne débouchant pas toujours sur un discours autogène.

C'est tout aussi répandu dans le domaine de la fiction. Pour beaucoup de gens, "Frankenstein" est un monstre fabriqué à partir de morceaux de cadavres humains grossièrement cousus ensemble. Peu importe que dans le roman de Mary Shelley "Frankenstein ou le Prométhée moderne" et les films qu'il a (très librement) inspirés, ce même "monstre" ne porte pas de nom mais soit assemblé par un savant irresponsable qui s'appelle Victor Frankenstein.

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