8 : ANTISEMITISME 


Ces pages sont consacrées aux discours autogènes, rumeurs, idéologies, ensembles d'informations que l'on tend à répéter le plus possible, à prendre en compte le plus possible, poussé(e) à cela non par la valeur de ce discours, mais par une illusion qui se transmet en même temps que lui.  Retour au menu
 


  Il s'agit d'un "racisme", mais tellement particulier qu'on a jugé bon de créer un terme spécifique... et fort mal choisi. Personne ne songe à qualifier d'"antisémitisme" la haine antique des Romains contre les Carthaginois, ni l'aversion actuelle de diverses personnes (y compris juives) contre les Arabes. Pourtant les Carthaginois étaient, et les Arabes sont, objectivement, des Sémites, si tant est que ce mot ait un sens.

Il semble que l'antisémitisme "moderne" n'ait guère plus d'un siècle. Auparavant, et notamment au Moyen-âge, les Juifs étaient certes souvent persécutés, mais en tant que minorité religieuse, et la conversion au Catholicisme les mettait à l'abri (à la très relative exception de l'Espagne du seizième siècle). Même les accusations délirantes dont ils étaient la cible avaient généralement un caractère religieux (sacrifices rituels d'enfants chrétiens, "meurtres d'osties", etc.). Saint Louis, par exemple, était impitoyable pour les Juifs qui refusaient le baptême, mais il se faisait volontiers le parrain, un parrain très généreux, de ceux qui l'acceptaient. Et par rapport aux autres minorités religieuses (derniers païens, cathares, etc.), les Juifs étaient plutôt favorisés ! Ils ont connu de longues périodes de répit, été protégés par plusieurs papes. On peut même se demander si certaines violences "antisémites" de l'époque n'ont pas été perpétrées non pas malgré mais à cause de la relative tolérance dont les Juifs bénéficiaient de la part des plus hautes instances de l'Église.

Tout bascule à la fin du siècle dernier. Le Christianisme s'affaiblit ou s'assagit, comme on voudra, et l'hostilité religieuse s'estompe. C'est alors qu'Edouard Drumont (1844-1917), promoteur de ce "nouvel antisémitisme" en France, poursuit de sa haine vigilante les Juifs "dissimulés", mais considère avec bienveillance les Juifs à papillotes. C'est alors qu'un autre thème surgit, typiquement, monstrueusement autogène, celui du complot juif. Les Juifs, donc, auraient secrètement projeté de prendre le pouvoir mondial et de détruire la civilisation. Cela s'est articulé en grande partie autour d'un livre, Les protocoles des sages de Sion.
 
 

Les protocoles des sages de Sion

Il paraît que l'auteur ou l'organisateur était un nommé Rachkovsky, membre de la police politique du Tsar, l'Okhrana, autour de 1900, le but étant expressément d'exacerber la haine contre les Juifs. Le Tsar lui-même, férocement antisémite, a néanmoins jugé le procédé trop ignoble. Mais l'ouvrage a été diffusé par un moine fanatique, Sergueï Nilus.

On sait très bien de quels livres se sont très largement inspirés les "Protocoles". En 1864, un avocat français, Maurice Joly, publiait en Belgique un curieux essai intitulé Dialogues aux enfers entre Montesquieu et Machiavel. L'ensemble se présentait comme une apologie cynique de la dictature et de la manipulation comme moyens de contrôler le monde entier. La naïveté des moyens proposés avait de quoi faire retourner dans sa tombe le vrai Machiavel, mais c'est une autre question. C'était donc, en fait, une attaque "au deuxième degré" contre le régime de Napoléon III, espérant tromper la censure (espoir déçu, l'ouvrage a été interdit en France et son auteur emprisonné). Nulle part dans ces Dialogues il n'était question de Juifs.

Les Protocoles des sages de Sion en parlent, eux. Ils sont pourtant, pour les deux tiers, recopiés souvent textuellement du livre de Joly. Simplement, la très inquiétante société secrète qui vise à s'emparer du pouvoir mondial devient l'émanation du Judaïsme. Et ce texte devait inspirer nombre de massacres de Juifs dans l'Empire Russe, puis être récupéré par le nazisme, puis par certains régimes arabes jusqu'à nos jours.

L'idée d'un complot des Juifs, supposés solidaires contre le reste du monde, leur prête des qualités et des vertus qu'ils n'ont pas plus que les autres. Ils sont, l'Histoire le prouve, ni moins ni plus enclins que les autres peuples à se gruger et à se tuer entre eux. Aussi, ni les Juifs, ni les non-Juifs sensés, n'ont véritablement vu venir le danger, croyant avoir affaire aux derniers soubresauts de l'ancienne hostilité religieuse. Sinon, comment aurait-il fallu réagir ? Pas simple. Quand l'idée autogène d'un complot est bien ancrée, celui qui le nie ne peut être qu'un comploteur ou une dupe des comploteurs.

Le résultat, on le connaît. Six millions de morts. Et les Protocoles circulent toujours, en particulier dans les pays arabes. Une affaire plus récente, et également récurrente, montre que le terrain reste fertile (Voir La rumeur d'Orléans).
 
 

Compléments 

On peut se demander si l'antisémitisme (comme d'ailleurs le philosémitisme abusif) ne commence pas dès qu'on utilise le mot "juif" sans préciser si on parle d'une ethnie (si tant est qu'elle soit clairement définie), d'une culture (même remarque), d'une religion, d'une nationalité (partagée bon gré mal gré par nombre d'Arabes musulmans ou chrétiens). Car il peut désigner tout cela. Donc, un exemple des catastrophes induites par un jugement de valeur enfermé dans un seul mot.

Sur le caractère "moderne" de l'antisémitisme, une exception toutefois, en Espagne, au seizième siècle, puisqu'on y inquiétait et discriminait des Catholiques ayant eu des parents ou grand-parents juifs.

Certains "projets" des Protocoles des sages de Sion reflètent leur époque d'une manière inattendue, comme le projet de faire creuser des métros pour miner les grandes ville, ou bien celui de faire répandre le sport de masse pour abrutir, précisément, les masses : on était au début du métro comme du sport de masse...

Dans son essai Six promenades dans les bois du roman et d'ailleurs (Grasset, 1993), Umberto Eco affirme avoir retrouvé la source d'inspiration principale de Joly : il s'agit d'un roman d'Eugène Sue publié quelques années auparavant, où le plan diabolique de domination provient... des Jésuites. Sue lui-même semble s'être inspiré d'oeuvres antérieures visant tantôt les Francs-Maçons (le Cagliostro d'Alexandre Dumas), tantôt les Rosicruciens, tantôt les Templiers.

Les réflexions ci-dessus sur l'antisémitisme sont développées, entre autres, par Alain Finkielkraut dans Le Juif imaginaire, Seuil, 1980.

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