21 aout 2015 : Elles
font partie des 21 Nouvelles
(plus ou moins) grinçantes,
éditées sous le nom de Jean Spin chez Edilivre
(NB ce n'est pas un compte d'auteur, je peux produire le contrat si on
en doute). On peut déjà commander chez eux
: http://www.edilivre.com/nouvelles-plus-ou-moins-grincantes-231203f3f5.html On
comprendra que je ne laisse ici que le début (sauf Maya et
Shiva qui reste entière car la version publiée est différente) :
Il
s'agit bien sûr de romans très courts.
Plutôt des
exercices au moins au départ (l'appétit vient en
mangeant).
Il y a aussi les drôles et les historiques (pas drôles, elles...).
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Une demi-heure en bavardages
stérile, une autre demi-heure pendant laquelle
les partisans de Katia, tu t’en vas
sur l’air de Capri c’est
fini en sont
quasiment venus aux mains avec ceux de Tu
t’rappel’ras Katia sur l’air de
Rappelle-toi,
Barbara. On retrouve les deux clans qui divisent le service.
Et donc même
pour marquer dignement le départ d’une des
nôtres l’ambiance n’est pas sereine.
Elle ne l’a jamais été, et ce sera pire
sans Katia. Et puis on prend enfin en
considération ce que j’essaie de dire depuis le
début, qu’il faudrait tenir
compte des origines russes fièrement assumées de
notre collègue, qui leur doit
d’ailleurs son prénom. Un dernier et bref
accrochage entre partisans de Kalinka
et de Plaine, ma plaine, je propose
plutôt Katioucha. Ce
titre ne leur dit pas grand-chose. Je siffle l’air.
Rika Zaraï étant passée par
là, cette fois ils connaissent, ils tombent
d’accord. Ce sera, à
l’unanimité inespérée, Casatschok.
Et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire
je me trouve chargé seul de
mettre au point les paroles. Ce fonctionnement est
décidément étrange. Enfin,
au travail, pour Katia. |
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Mon métier
consiste à me prêter,
souvent
nue, aux fantaisies d’un homme ou d’une femme.
Certaines de mes consœurs
admettent et assument une part de prostitution, pas moi,
c’est de l’art,
seulement de l’art, lubriques s’abstenir. Je suis
modèle pour photographes. Mode,
lingerie, nu, oui, porno, non. J’aime la
complicité qui se noue avec le
photographe. J’aime ajouter mes idées aux siennes.
J’aime commenter avec lui
les tirages successifs pour affiner peu à peu. Je ne me
lasse pas de contempler
les réussites.
Beaucoup de mes clients sont devenus des amis. Cédric en particulier, je ne veux plus qu’il me paye et il persiste à vouloir me payer. Pour lui je me suis mise nue dans la neige, nue sur une place publique fréquentée, nue, surmontant ma répulsion, avec un gros serpent ondulant autour de moi. Classique, cliché dans tous les sens du mot, mais ça plaît toujours. J’ai pu me voir avec mon python sur la couverture d’un magazine prestigieux, je n’en suis pas peu fière. C’est de là aussi que le drame est venu. Car c’est à partir de là que Luc m’a contactée, il voulait justement me faire poser avec son serpent à lui. Des échanges préliminaires par mail, il est ressorti qu’il était correct quoique un peu étrange ; qu’il payait bien et proposait une avance ; qu’il avait bien perçu la beauté fulgurante des images de Cédric ; que pourtant ses connaissances et son expérience en photo et esthétique étaient sommaires (mais je me flatte d’être bonne pédagogue). Quant au partenaire reptilien, Shiva, Luc éludait toute question sur son espèce précise. Sur les photos fournies, il me semblait voir une couleuvre (pupille ronde, tête ovale avec larges écailles…), mais exotique (ces bandes larges et sombres, pas chez nous). Enfin, il se laissait, et on le laissait, manipuler par de jeunes enfants. Le plus étrange était la façon dont son maître en parlait, le vénérait, lui prêtait d’incroyables pouvoirs. A se demander si Shiva n’était pas le maître de Luc. Mon instinct me soufflait de refuser, mon orgueil me poussait à accepter. L’orgueil a gagné, je m’en voudrai toujours. C’était hier. Bob, mon mari, m’accompagnait, comme d’habitude avec un nouveau client, qu’il n’y ait pas d’ambigüité malsaine.
A
l’heure dite, nous arrivons tous deux
chez Luc, aimable quadragénaire dans une jolie petite
maison. Nous passons dans
le jardin, joli jardin aussi, où tout doit se
dérouler. Luc nous présente
religieusement Shiva. Je remarque que c’est un
drôle de nom pour un serpent,
mais Luc me rappelle avec un sourire que Maya, moi, c’est
l’illusion dans le
même contexte. Je voudrais lui proposer d’abord de
me prendre seule, pour lui
inculquer quelques notions élémentaires, mais il
entend me mettre Shiva sur les
bras. Je respire un bon coup, je veux le prendre en main, il se retire,
ou Luc
le retire.
– Il ne veut pas, fait Luc, il ne faut surtout pas contraindre Shiva ! – C’est lui qui commande ?? – Parles-en avec respect, malheureuse, même si tu es Maya ! Il me vouvoyait jusque là. – S’il ne veut pas, reprend-il plus calmement, j’honorerai mes engagements, tu auras la somme convenue, mais on ne pourra rien faire… Et le voici qui s’adresse à sa bestiole, une langue que je ne comprends pas, du sanskrit me souffle Bob qui est une encyclopédie vivante pour ce qui touche l’Inde. Traduction, si je puis dire, de Luc : – C’est ta robe qui ne lui convient pas. – Pardon ?? – Malheureuse ! C’est Shiva, c’est un dieu puissant ! Et n’est-ce pas ce qui était prévu ? Pas un problème en soi, pour moi il devait s’agir de nu, j’ai enfilé distraitement ce qui se présentait dans l’armoire. Mais même si c’était convenu il y a des façons plus normales de demander à quelqu’un de se déshabiller. Enfin, sans plus de façon, me voici dans ma tenue professionnelle favorite, dite communément d’Eve, sans chercher à savoir si Shiva ne m’aurait pas appréciée en sous-vêtements. Nouvelle tentative. Nouveau retrait du reptile. Nouveau « dialogue » en sanskrit. – Il veut que tu t’allonges à terre, il se placera sur toi. J’hésite, je regarde Bob qui ne sait pas quoi dire, et puis je m’exécute, me voici sur le dos, dans l’herbe rare. Luc pose solennellement sa bestiole juste à côté, et voici en effet que Shiva escalade mon flanc, chatouille désagréable, s’installe mollement entre poitrine et pubis. Nouvelle demande en sanskrit, et je suppose que le serpent consent à la prise de vue car Luc se met à mitrailler en me tournant autour. Je ne reçois pas d’autre directive, c’est déconcertant voire humiliant. Comment placer mes bras et jambes ? Quelle tête faire ? Je suis plutôt fière de mon registre d’expressions, rieuse, joyeuse, rêveuse, joueuse, curieuse, enjôleuse, sérieuse, boudeuse, à la demande pour peu que demande il y ait. Mais Shiva ne doit pas s’en soucier, lui garde toujours la même expression. Au bout d’un long moment, je n’y tiens plus, je demande à voir les images. Luc se penche et approche de mes yeux l’écran du réflex numérique. Shiva remplit à chaque fois l’image, c’est sur lui que tout se règle. Pour ma part je me trouve floue, moche, un sein à l’ombre et un autre au soleil et j’en passe. Ce n’est pas la première fois que je me sens élément du décor plus que sujet principal, mais d’habitude on me prévient honnêtement, et on me met quand même en valeur, on ne coupe pas mon visage sur le nez. Le nu n’est pas un art facile, j’ai déjà connu des séances décevantes d'un bout à l'autre, mais là je me sens bafouée. Tout ce qui compte, c’est Shiva.
Tant
pis, pourvu qu’on me
paye après tout, et je ne ferai pas cadeau d’un
centime. Je me désintéresse du
résultat, je regarde ailleurs, la tête du serpent
qui vient me narguer entre
mes seins, la tête de Bob aussi perplexe que moi,
j’attends que ça passe.
D’abord patiemment, et cela dure longtemps, et je ne sens
aucune progression,
aucun signe d’une délivrance prochaine. Shiva est
imperturbable. Enfin c’est
plus fort que moi :
– On ne peut pas faire une
pause ?La demande est répercutée en sanskrit, puis : – Shiva se trouve bien ! C’est un honneur qu’il te fait !
– Merde ! Moi j’ai
envie de pisser, j’ai soif, j’ai un caillou qui me
rentre dans
l’omoplate !
–
N’irrite pas Shiva,
malheureuse ! Pour pisser, tu es nue, en-dessous
c’est la terre, ne te
gêne pas. Pour boire, je te l’apporte de suite.
Coca ? Jus de fruit ?
Panaché ? Café ? Le
caillou… c’est certainement pour purifier ton
karma. Mais ne bouge pas, Shiva te l’interdit !
Je
commence à me demander si
Shiva est bien une couleuvre. La panique me gagne, les larmes aussi.
Bob se fâche
enfin :
– Tu
vas la libérer comme
elle te demande, sinon ça va très mal se
passer !!– N’irrite pas Shiva !! – Enlève cette saloperie de sur son ventre ou je m’en charge !
Tout
va alors bien trop vite. Luc
obéit malgré tout, comme pris de panique, je
perçois seulement qu’il saisit le reptile
n’importe comment, le replace dans sa caisse, la ferme. Et la
voix de Bob,
paniqué :
– Il t’a mordu, je l’ai
vu…
– Je
vous ai dit de ne pas
l’irriter. C’est Shiva, un dieu terrible !
Si je n’avais pas agi, c’est
Maya qu’il aurait mordue.
– Alors c’est un venimeux…
et tu ne le disais pas…
–
Aucun danger tant qu’on ne
l’irrite pas. Des enfants ont pu faire des nœuds
avec lui, il était d'accord. Mais vous l’avez
irrité.
– Tu l’as bien
enfermé ? – Je l’ai mis à l’abri ! – Il ne peut pas sortir ? – Seulement avec ses pouvoirs divins, mais ne l'irritez plus !
– Il faut
peut-être faire
quelque chose, tu dois bien avoir un sérum
adapté…
– On ne doit pas s’opposer à
Shiva ! – C’est quoi comme serpent ? – C’est Shiva… – L’espèce, enfin ? – Un bongare.
Il
l’a lâché à regrets,
comme si quelque part il trahissait son dieu. Ce nom ne me dit rien
mais à Bob,
si, et il pousse un juron horrible. Il prend
d’autorité les choses en main
pendant que je me rhabille. Il saisit son
téléphone portable, appelle les
pompiers. Encore faut-il donner l’adresse qu’il
n’a plus en tête, moi non plus,
et Luc se montre réticent.
– De
toute façon,
arrive-t-il à dire, ils ne pourront rien faire. Shiva a
été offensé, quelqu’un
doit mourir. Estimez-vous heureux qu’il se contente de moi.
– Ca ne
te suffit pas de
crever, s’emporte mon mari, tu veux encore qu’on
ait des ennuis à cause de…
Luc
est touché par
l’argument, il proteste qu’il ne nous veut que du
bien, qu’il a déjà
préparé la
somme convenue en liquide, que je peux la prendre dans le salon, et
qu’il
aurait pu nous laisser mordre tous les deux. Oui, mais
l’adresse ? Il
consent à donner le renseignement, que Bob
répercute. Déjà, Luc respire plus
mal. Pourtant il sourit. Mon incollable époux
m’explique à voix basse qu’une
morsure de bongare est indolore mais gravissime, qu’il ne
faut pas perdre une
minute.
De
fait, les secours n’ont pu sauver Luc. A-t-il rejoint son
dieu, et plus seulement son incarnation reptilienne ? |
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Je
suis le Maître du monde. Non je ne suis pas le
Président des Etats Unis,
c’est Barak Obama pour le moment, mais ce que je lui demande,
il le fait. Je ne
suis pas non plus le Secrétaire
Général de l’ONU, c’est Ban
Ki Moon, mais lui
aussi est à ma botte. Ne cherchez pas qui je suis, vous ne
le trouverez pas,
vous le saurez quand moi, je le jugerai bon. Surtout, ne riez pas, il
est très
dangereux de rire du Maître du monde. |
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Il
fait beau, cela va donc se passer dans
le jardin de la villa. Quelqu’un fait remarquer que les
immeubles voisins
pourront profiter du spectacle. Arrive le Maître.
J’ai bien retenu les leçons
de Bruno, je lui baise la main à mon tour sans faire
d’histoire. Sarah ne
viendra pas. Le Maître explique solennellement
qu’elle est partie en mission
pour propager toujours plus loin la doctrine. Un ricanement discret me
signale
que cette version ne convainc pas tout le monde. Une certaine
Zoé, grande, forte,
annonce fièrement qu’elle peut remplacer Sarah,
porter la Parole. Elle porte
déjà l’ample et bizarre robe bleue de
la fonction.
– Sarah, souffle quelqu’un près de moi, c’est autre chose ! – Si tu viens pour te rincer l’œil, lui répond sèchement mon cousin Bruno, tu peux repartir. J’ai du mal à suivre. Bruno m’a justement trainé là en me laissant entendre avec un sourire coquin que je pourrai me « rincer l’œil », que je ne devais pas attacher d’importance à l’habillage mystique ou ésotérique. A présent, le voici particulièrement sévère et sérieux. A mon regard étonné, il se borne à répondre que je viens pour la première fois et que c'est autre chose. ... |
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On
me l’avait dit, je me refusais à le
croire. Mais elle-même me le confirme à
présent. Ma cousine Betty, veuve
inconsolée depuis un an, reçoit des messages de
Bruno, son défunt mari. Elle a
engagé pour cela un spécialiste du channeling, ou
transcommunication. C’est la
version high-tech du spiritisme, avec des circuits
électroniques qui remplacent
le guéridon ou le verre traditionnels. Et c’est
gratuit, elle insiste là-dessus.
Je reste quand même pour le moins sceptique, mais est-il
judicieux de le lui
dire ? Et voici qu’elle m’invite
à y assister, c’est déjà la
troisième
séance. Comment refuser ?
Nous sommes une dizaine dans son salon, âgés de vingt à soixante ans. Nous nous connaissons peu les uns les autres, donc nous nous présentons, le tutoiement et les prénoms s’imposent je ne sais comment. J’apprends qu’à la précédente séance la voix a refusé certaines personnes, des esprits forts, dont un oncle qui est aussi le mien. Je me promets de lui en parler. Dans un coin, l’opérateur bénévole règle fébrilement son étrange équipement couvert de câbles et d’antennes. Je me demande encore comment cela peut fonctionner quand tout commence, sifflement, crépitements, et puis une voix. Et je me vois contraint, non sans terreur, d’admettre qu’elle ressemble beaucoup, beaucoup, à celle de mon défunt cousin. – Soyez bénis, toutes et tous, vous êtes ma famille désormais ! … |
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Quand
Jeff, le compagnon de
mes jours et de mes nuits,
m'a montré le programme de ce sidérant
séminaire, j'ai commencé par tiquer au
vu de la documentation.
– Je te préviens, pas question que je me mette à poil devant des inconnus ! – Voyons Manon, tout ce que je vise, c’est la conférence d’explication avant. D’ailleurs même si je le voulais, je ne serais pas forcément accepté pour la suite, il y a un examen. Et même si je suis pris je ne supporterais pas forcément. Ce n’est pas seulement se mettre à poil, c’est aussi bouffer des insectes et des plantes sauvages, et ce n’est qu’un début. Mais juste la conférence, ils disent des choses passionnantes sur les singes et je sais que ça t’intéresse. Et donc ça n’engage à rien d’autre, et c’est tout près, on peut y aller à vélo ! – Bon, à la rigueur, la conférence, si elle est gratuite… Je pensais qu’elle ne l’était pas, je me trompais. Tout est gratuit mais ne le restera pas longtemps, il faut en profiter, c’est encore expérimental. Je me sens comme piégée. Je parcours encore le dépliant. C’est gratiné, et pourtant je sens Jeff plus attiré qu’il ne l’admet. Pour prendre la chose avec humour, je le préviens : – Ne m’appelle jamais « ma guenon », même entre nous ! ... |
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Aujourd’hui,
je rends visite à mon ami Bruno. Donc aussi à
Laura,
sa compagne, et leur adorable petite peste, Marion, six ans. Et elle
est
triste, Marion. Nous la laissons dans le jardin avec sa
mère, nous nous
installons dans le salon. Son père
m’explique : —
C’est à cause de Coco… —
Coco ? —
Son poisson… un banal poisson rouge, elle l’a
reçu à
son dernier anniversaire il y a un mois. Mais elle s’est
prise d’une affection
pas croyable, elle y passerait des heures si on la laissait, elle lui
envoie
des bisous et tout ça… enfin, elle a bien compris
qu’elle ne doit pas le
toucher, même pas toucher l’eau. —
Il lui est arrivé malheur, à ce poisson ? —
Non. Enfin, pas encore… De
fait, je peux le voir, l’aquarium est juste en face
de moi. Difficile de dire s’il est heureux dans son eau, mais
il bouge. —
Qu’est-ce que tu veux dire, il est
menacé ? —
Pas vraiment, je me suis mal exprimé. En fait, elle
a rêvé cette nuit qu’il lui arrivait
malheur. Depuis, elle s’angoisse. —
Tu ne peux pas lui expliquer que les rêves, ce
n’est
pas vrai ? —
Pas si simple ! Parce que la veille j’avais
raconté à table, pas spécialement pour
elle mais elle n’en a rien perdu, des
histoires de rêves prémonitoires ! Je
m’assure d’un regard que la petite n’est
pas dans
la pièce, qu’elle n’écoute
pas à nouveau, et je lance : —
Des bêtises ! Que ça te serve de
leçon ! … |
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