L’inquisiteur
–
Oh ! Pardon, mon fils, je
crois que je vous ai tiré du sommeil !
– Je vous
pardonne, mon
père, comme
tout bon chrétien doit ou devrait le faire… et
puissé-je n’avoir que cela à
vous pardonner ! Mais que me vaut cette visite inhabituelle
et, je crois
bien, hors de toute règle ?
–
C’est pour vous annoncer une bonne
nouvelle.
Le prisonnier
sursaute, se met à
trembler entre l’espoir qui renaît et la crainte
d’une ruse.
– Voyons, poursuit
l’inquisiteur,
sommes-nous donc si effrayants ? Ai-je tenté de
vous piéger ?
Avez-vous été torturé ?
–
Cela, fait le détenu à présent
bien réveillé, je me suis laissé dire
que parfois…
– Il y a
malheureusement des cas où
c’est la seule issue possible, et nous sommes les premiers
à le déplorer.
Moi-même, depuis vingt ans que j'exerce, je n’ai
jamais pu me faire
à la vue du sang. Et j’ai beau faire couler le
mien tous les jours à coups de
discipline, je supporte toujours aussi mal celui qui gicle des
brodequins,
quand on écrase les jambes du prévenu entre deux
planches, ou celui qui tombe
sur les bûchers. Qui croirait, sans le voir, que quand on
brûle une personne il
sort autant de sang ?
– Il suffit pourtant
d’observer une
volaille ou un mouton cuisant sur une broche, alors qu’ils
ont été saignés au
préalable.
– Sans doute
êtes-vous moins
sensible que moi, mon fils. Quand j’étais plus
jeune et que je lisais, par
exemple, que le sang de Saint Polycarpe a éteint les flammes
de son bûcher, je
croyais à un miracle. Mais non. Tant
qu’à vous faire des confidences, je vais
vous avouer aussi qu’avant une séance de torture
ou un autodafé, pendant deux
jours, non seulement je pleure abondamment mais je jeûne, je
ne mange rien. Pas
seulement par souci de mortification, quoique ce soit si je puis dire
bon à
prendre, mais aussi parce qu’autrement je vomirais !
Notre tâche est
ingrate. Peut-être avez-vous entendu parler de cet
inquisiteur, à Agen en
France, il y a bien des années, qu’il a fallu
brûler. Chargé de remettre dans
le droit chemin des huguenots, il les écoutait
béatement !
Il
médite un instant ce triste épisode,
puis reprend :
– Mais
parlons donc de votre cas,
mon fils. Comme vous l’avez remarqué, cette visite
est hors de toute règle.
Mais c’est que pour moi vous n’êtes
déjà plus accusé, et
j’étais pressé de vous
l’annoncer.
– Soyez en
remercié, mon
père…
– Soyez
persuadé par ailleurs que,
quand malheureusement je dois sévir, je respecte
scrupuleusement les formes et
n’y ajoute rien.
Le
prisonnier se tait, partagé entre divers sentiments
contradictoires.
– Je ne vous cache pas, mon
fils,
que je m’attendais à plus de chaleur de votre
part. Peut-être vous
figuriez-vous que c’était acquis
d’avance, que c’était en somme trop
bête. Avec
le recul, oui, c’était bête. Mais je ne
vous cache pas non plus que certains de
mes assistants ont préconisé de vous soumettre
à la question et que j’ai dû
m’employer pour leur montrer leur erreur. Enfin, peu importe,
c’est passé,
réjouissez-vous donc et remerciez Dieu un peu mieux que
cela !
–
Serait-ce un ordre ?
– Ce serait juste
convenable, mon
fils, mais après tout à votre guise.
Peut-être au contraire craignez-vous
encore quelque chose. Je vous déclare que vous
n’avez rien à craindre.
Peut-être ne souhaitez-vous pas vous épancher
devant moi. Je peux vous
comprendre mais, croyez-moi, nous préférons
êtres des pédagogues plutôt que des
policiers, et Dieu merci nous sommes plus souvent pédagogues
que policiers,
mais bien sûr personne ne parle plus de notre
pédagogie, alors que la
répression... Un bûcher, ou même la
question, sont pour nous un échec, un
chagrin, une honte. Tenez, un de mes confrères, il
n’y a pas très longtemps, a
contrôlé les écrits de cette femme qui
prétend transformer de fond en comble
l’ordre des Carmélites, à Avila, en
Espagne. Il est tombé sur une affirmation curieuse,
que l’Apôtre Saint Barthélémy
était fils de roi ! Il n’y aurait rien eu
à
redire si c’était vrai, elle en tirait
d’ailleurs des conclusions fort
édifiantes, mais personne n’a compris
d’où elle tenait cela…
– En
tout cas pas de
l’Evangile ! Et alors ?
– Vous
voyez, mon fils, que nous
pouvons discuter sereinement et nous comprendre. Alors, rien, ou si
peu. Je
vous vois étonné. On le lui a fait remarquer,
elle s’est bornée à ajouter
négligemment un
« dit-on » à son
étrange assertion. Et depuis nous
nous bornons, nous, à surveiller son abondante production,
pour lui faire le
cas échéant ajouter d’autres
« dit-on » à
d’autres sottises. Mais
vous savez, cette femme est considérée comme une
sainte, il ne lui manque plus
guère que de mourir pour le devenir officiellement. Ce
n’est plus de notre
ressort à nous. Ceux qui en sont chargés nous
regardent parfois de haut. Ils
ont de la chance, ils ne s’occupent que de
défunts, ils ne se salissent pas les
mains. Enfin, leurs prédécesseurs ont bien voulu
sanctifier notre fondateur
Domingo de Guzman, et béatifier nos martyrs, comme ceux
massacrés par des
cathares à Avignonet, en France. Voilà au moins
une abomination que nous avons
éradiquée. Mais je reviens encore une fois
à vous, mon fils. Vous allez sortir
d’ici, sans doute dans la journée.
J’aimerais vous revoir ensuite, non plus
pour vous ennuyer mais pour parler plus paisiblement comme nous avons
commencé
à le faire. Vous connaissez tellement bien la
Bible !
–
N’est-ce pas ce qui m’a valu
ces
ennuis ?
–
N’arriverez-vous pas à
dépasser
cette méfiance ou cette appréhension que je lis
toujours sur votre
visage ? Que voulez-vous, il y a encore dans notre Sainte
Eglise de vieux
prêtres grincheux qui se figurent toujours qu’ils
en ont le monopole, de la
Bible, qu’un laïc ne doit en savoir que ce qui est
lu à la messe, et encore il a
intérêt à l’oublier. Il faut
vivre avec son temps, que diable !
L’imprimerie est passée par là. Et
d’ailleurs, entre nous, il serait bon que
les prêtres dont je parle connaissent l’Ecriture ne
serait-ce qu’à moitié aussi
bien que vous. Et c’est pourquoi aussi, je me permets
d’insister, je souhaite
vous revoir dans des conditions moins éprouvantes pour vous
comme pour moi.
Vous êtes réticent, je vous comprends.
D’un autre côté, je sais que vous avez
perdu votre travail dans l’affaire. Nous pouvons, si vous
nous le demandez,
faire pression en votre faveur sur des employeurs potentiels, et je
n’ai pas
besoin d’ajouter que notre pression peut être
lourde. Vous ne semblez toujours
pas le croire mais je vous répète que vous pouvez
être libéré dans la journée,
après une ultime formalité.
– Une
formalité ?
Le
prisonnier a compris, un bref,
muet, mais terrible combat s’est joué dans son
esprit, et puis il a pris son
parti. Il attend la suite inévitable, les dents
serrées.
– Oh !
Des plus anodines, mon
fils ! Vous allez simplement prêter
serment…
–
Prêter serment ?
– Oui, sur
l’Evangile que vous
connaissez si bien ! N’y voyez-vous pas comme un
signe protecteur ?
– Mais ce
n’est pas possible !
–
Comment donc ?
L’inquisiteur
n’est pas aussi
surpris qu’il le laisse entendre.
– Mon fils,
n’est-ce pas
l’usage de
la Chrétienté depuis des
siècles ?
– Mais enfin
l’Evangile interdit de
jurer sur quoi que ce soit et donc sur lui-même !
« Que votre réponse
soit oui, oui, ou non, non, ce qu’on ajoute vient du
Malin… » (Matthieu,
23:8).
– Auriez-vous
l’audace, mon fils, de
prétendre que notre Sainte Eglise se trompe depuis des
siècles ?
– Je ne la juge
pas, « ne jugez
pas et vous ne serez pas jugés »
(Matthieu, 7:1), mais il n’est pas
question de me livrer, moi, à un tel blasphème.
–
Soyez raisonnable, c’est
absolument indispensable. Si vous refusez, nous ne pourrons plus que
vous
livrer au bras séculier qui vous brûlera, et vif.
– Je refuse.
– Je peux faire
en
sorte que vos
amis ne le sachent pas.
– Que
m’importe ? Ce
n’est pas
le jugement de mes amis que je redoute, pas plus que le
vôtre, c’est celui du
Christ.
– Si
c’est un mal, je le prends sur
moi.
– Certains juges
païens de la Rome
antique disaient cela aux martyrs chrétiens qu’ils
espéraient convaincre de
sacrifier aux idoles. Mais il n’en est pas question, mon
père.
–
C’est votre dernier mot, mon
fils ?
– Oui.
– Dans
ce cas, rien ne justifie plus
ma visite. Je vais encore devoir jeûner, et
pleurer…
Il se retire.
La lourde porte est refermée derrière lui.
Des
gens ont réellement été
brûlés pour avoir refusé de jurer sur
l’Evangile, au
nom de leur fidélité à
l’Evangile.
L’inquisiteur
brûlé à Agen en 1538
s’appelait Louis de Rochette.
L’anecdote
concernant Thérèse d’Avila, qui avait
attribué inconsidérément des origines
royales à un des Douze Apôtres sur la foi
d’un ouvrage peu connu, est empruntée
à sa biographie par Marcelle Auclair.
Le
massacre des inquisiteurs d’Avignonet a
été le déclencheur du siège
de
Montségur.
Bien entendu, il y a eu des inquisiteurs bien plus
cyniques que celui que je montre (lire par exemple Henry Charles Lea),
mais il y en a eu aussi qui travaillaient dans cet esprit.
|
Polizei
Dietrich
a refusé la mission. Il est
fou, Dietrich, je ne comprends pas qu’il n’ait pas
plus d’ennuis depuis le
temps, il doit avoir une protection quelque part. Je n’en ai
pas, de
protection, et donc j’obéis, même si je
me demande bien ce qu’on peut vouloir à
l’homme que nous allons arrêter, Karl et moi. Karl
a un air bizarre. Il doit
savoir mais ne me dit rien. Mon malaise grandit quand je
découvre notre client,
l’uniforme de la Wehrmacht impeccable, la
fourragère indiquant qu’il a pris
part sans faiblesse à au moins trois assauts et, plus
éloquente encore, la
croix de fer qui brille à son cou. Lui non plus ne comprend
pas.
–
Dites, les gars, j’espère qu’elle
ne va pas s’éterniser, votre
vérification, parce que nos perms, elles ne sont
pas longues !
–
Au pire, dit Karl placidement, si
ça se prolonge indûment on prolongera aussi la
permission…
–
Pardon ??
–
Allons, je plaisantais. Le plus
simple est de nous suivre, on te payera un schnaps en compensation
quand on
aura réglé le malentendu. Avec ça au
cou, que veux-tu qu’on te fasse ?
L’homme
ne semble pas totalement
rassuré, mais il raconte quand même comment il a
obtenu « ça »,
l’année
dernière, dans l’encerclement de Kiev, une
histoire compliquée. Il a sauvé la
vie de son lieutenant, fait à lui seul un nombre incroyable
de prisonniers,
détruit plusieurs tanks ennemis et d’autres
prouesses encore. Je le soupçonne
d’en rajouter mais on n’arrête pas
à un homme pour ça, et nous sommes quand
même en train de l’arrêter sans vraiment
le lui dire, et je ne sais pas
pourquoi. Karl raconte alors qu’il a fait Verdun dans la
guerre précédente, ça
s’est moins bien terminé mais
c’était largement aussi dur que Kiev. Pour lui
ça
s’est fini sur une blessure, il montre la cicatrice. Notre
prisonnier, qui se
croit encore invité à régler une
formalité ennuyeuse, se détend, montre aussi
quelques balafres. Il est particulièrement fier
d’un coup de sabre cosaque,
près de Rostov. Tous deux conviennent que quand on a pris
part à un assaut et
qu’on n’a pas été
tué, on ne se souvient pas de grand-chose, on
n’est donc pas
vraiment marqué. Subir un bombardement est bien plus
terrible, on y devient
fou, tous deux ont des histoires de camarades devenus fous. Mais ce qui
laisse
le plus de traces à leurs yeux c’est
d’exécuter quelqu’un. Notre homme a
participé à plusieurs pelotons
d’exécution, dont une fois d’un
camarade. Dur,
bien plus que de tuer un Russe qui autrement l’aurait
tué, lui. Karl approuve,
sans raconter de faits particuliers mais en laissant bien entendre
qu’il en a
vécus, comme si pour lui ils étaient encore trop
durs. Hans, lui et Karl
s’appellent à présent par leurs
prénoms, a particulièrement mal
supporté de
voir liquider massivement des juifs à Vinnitsa. Il
n’y était pourtant qu’en
surveillance passive. Il a même, à sa surprise,
tourné de l’œil. Soudain il se
raidit à nouveau :
–
Dites, ce n’est pas ça qui me vaut
des ennuis ?
–
Allons voyons, fait Karl de sa
voix la plus rassurante, chez nous il y a des gens qui refusent
carrément de
s’occuper des juifs. On les affecte ailleurs et
c’est tout. Enfin, ce n’est pas
très bon pour leur avancement, mais ça ne va pas
plus loin. Chacun son job
après tout, hein ? Et d’ailleurs,
à propos de tourner de l’œil devant une
exécution, tu ne sais pas que c’est
arrivé au Reichsführer SS Heinrich Himmler
en personne ?
Hans
sourit. Il a dû entendre parler
de cette histoire, qui pourtant doit rester secrète. Je
n’arrive pas à
comprendre que Karl ait osé l’évoquer.
Et il en rajoute, Karl, des histoires
peu reluisantes, carrément odieuses, sur le
Reichsführer, sur le Führer même.
Voudrait-il piéger notre client ? Ce dernier semble
le craindre et se
referme. Nous ne sommes pas la Gestapo, mais nous sommes la police
quand même
et donc les provocs, ça fait partie du métier. Un
instant l’idée odieuse me
vient que c’est en fait moi, ma fiabilité
politique à moi, que Karl entend
tester. C’est qu’on serre les boulons depuis
l’échec de nos armées devant
Moscou. Je me tiens plus que jamais en retrait. Mon collègue
est membre du
Parti National Socialiste quasiment depuis le début.
Auparavant il avait servi
dans les Corps Francs. Personne ne comprend qu’avec de tels
antécédents il soit
resté en bas de l’échelle. Est-ce
seulement sa nonchalance ? Moi, je n’y
ai jamais adhéré, au Parti, et je n’ai
jamais combattu, je me demande toujours
pourquoi mais c’est ainsi. Hans évite de
s’engager sur un terrain politique,
mais il explique quand même, pour relativiser et prendre du
recul :
–
Depuis que c’est le Général Paulus
qui commande notre armée, on ne nous mêle plus
à ça.
–
Peut-être, dit Karl, que Paulus
aussi a mal supporté une exécution…
–
Avant c’était le Général Von
Reichenau, c’était autre chose. Mais il est mort.
–
Qui sait s’il n’y a pas un
rapport ?
Karl
est décidément bien
téméraire.
Déjà, il n’est pas dispensé
de dire « le
Général ». Hans aussi le
perçoit, semble hésiter entre se fermer et
quitter le terrain délicat. Il opte
pour cette deuxième solution :
–
Par contre, j’ai eu à liquider des
officiers du NKVD. Là, pas d’état
d’âme, je sais de quoi ces gens sont
capables…
–
Hans, fait mon camarade, tu ne
crois pas que nous avons les mêmes ?
C’est
trop pour le soldat qui se
mure dans le silence. C’est trop pour moi aussi qui me
demande avec angoisse si
je ne devrais pas rapporter de tels propos à nos
supérieurs. Qui me dit
d’ailleurs que notre mission n’est pas bidon, que
ce n’est pas notre proie
supposée qui est chargée en fait de nous
provoquer pour évaluer nos
dispositions ? Nous voici arrivés au poste central.
Mon rôle s’arrête là,
à mon soulagement. Karl entre avec Hans, subitement
très nerveux. Je peux
encore l’entendre dire :
–
Bon, j’espère qu’on ne va pas
réveillonner là-dessus, je ne voudrais pas
manquer l’entrée à Stalingrad !
Je
retrouve mon camarade trois jours
après. Je lui demande :
–
Comment toi, un nazi de la
première heure, as-tu pu parler de façon aussi
affreuse du Reichsführer et même
du Führer, sans parler du reste ? Surtout devant un
suspect, je ne sais
pas de quoi mais enfin j’imagine qu’on ne nous
l’a pas fait arrêter pour rien,
surtout avec ses états de service !
Il
soupire, je le sens sur le point
de m’envoyer paître, parce que ça ne me
regarde pas et que j’ai bien de la
chance que ça ne me regarde pas. Mais il se
décide :
–
Je voulais le mettre à l’aise. Ce
n'était pas forcément la meilleure chose
à faire et je
ne m’y suis pas forcément bien pris.
–
Donc son cas est vraiment
sérieux ?
–
Après tout, autant que tu le
saches. Il ne le sait peut-être pas lui-même mais
c’est indubitable, c’est
bizarre qu’on ne l’ait pas découvert
plus tôt. C’est, je devrais plutôt dire
c’était parce qu’on ne laisse pas
trainer, un tzigane.
Ce
qui précède est largement fictif, mais repose sur
une réalité. Des tziganes
enrôlés dans la Wehrmacht ont bien
été interceptés et liquidés
lors de
permissions. Je n’ai pas approfondi la procédure
suivie, ni d’ailleurs si cela
se faisait à l’époque choisie
(été 1942). Himmler a bien eu un malaise en
assistant
à une exécution en 1941. J’ai fait
suivre
à Hans le parcours
de la 6ème Armée
allemande, avant Stalingrad. La supputation concernant Walter
Von Reichenau est gratuite, y
compris dans la bouche de mon personnage, mais elle me semble faire
sens
quelque part. Avant la guerre, cet homme a protesté contre
les mesures
anti-juives. Pendant la guerre, très étrangement,
il a impliqué avec zèle ses
soldats dans la solution finale, ce que son successeur Friedrich Paulus
n’a plus accepté.
Von Reichenau est mort loin du front, en Allemagne, des suites
d’un
refroidissement occasionné par un jogging hivernal trop peu
couvert. Est-il
absurde de considérer cela comme un comportement
suicidaire ? D'une manière
générale, cette
histoire tente de reconstituer l'ambiance totalitaire en s'inspirant
des écrivains qui l'ont connue (Heinrich Böll,
Vassili
Grossman...).
|
Les
prisonniers sont assis, serrés les uns contre les autres.
Certains se montrent
soulagés, d’autres prostrés,
d’autres anxieux. Il y en a qui discutent à voix
basse et ne semblent pas d’accord entre eux. Dans un coin,
d’autres entonnent
une chanson lugubre. Et parmi leurs vainqueurs, derrière les
gardes, quatre
hommes, des officiers, discutent.
–
Alors, fait Khaled, lequel allons-nous...– Tais-toi
malheureux ! interrompt Massoud.
Et il les
entraine d’autorité quelques pas plus loin, et il
explique :
– Il
ne faut pas qu’ils nous entendent ! Il y en a
certainement parmi eux qui comprennent l’arabe. Et pour le
moment ils croient avoir la vie sauve, mais s’ils apprennent
ce qui les attend…
– Sauf un, fait Khaled.
– Sauf
un. Mais on n’a pas placé assez
de gardes.
Si donc ceux-là comprennent il pourraient bien tenter le
tout pour le tout, je
le ferais à leur place.
– Bon, d’accord, mais nous avons à
choisir celui qui vivra,
ou du moins donner un avis. Il faut bien les examiner, et il serait
encore
mieux de les interroger.
– Pour savoir quoi ?
– Qui sait s’il n’y a pas
parmi eux des gens précieux, des
médecins, des artistes, des…
– Moi,
dit Abdallah, je me fais fort de détecter parmi eux
ceux qui peuvent faire des esclaves malléables et utiles,
sans rien leur dire.
– Moi, fait Ibrahim avec un sourire
étrange,
j’ai déjà
repéré un garçon beau comme un ange,
avec un visage parfait, des jambes…
Il
s’interrompt devant le regard sévère ou
méprisant des autres.
– De
toute façon, commente Massoud, il ne sera pas pour
toi…
– Mais le général sera
peut-être reconnaissant de le lui
avoir fourni…
–
S’il avait souhaité tirer profit des prisonniers,
il leur
aurait accordé à tous, clairement, la vie sauve.
Mais il ne veut pas s’en
encombrer et nous avons à lui obéir. La guerre
n’est pas finie. L’exception,
c’est juste pour les tromper. Si vraiment on doit en
désigner un, il vaut mieux
que ce soit le plus faible, le plus amoché, celui qui
risquera le moins de
vivre longtemps et en tout cas de nous combattre à nouveau.
Surgit,
brusquement, de nulle part, Salman le pieux. Il lui arrive donc de
faire autre
chose que prier. Une colère, une sainte, une terrible
colère le possède.
–
Maudits êtes-vous ! Honte sur vous !
Qu’osez-vous projeter là ?
– Rien de plus
qu’obéir à notre
chef, répond benoitement Abdallah.
–
Si ton chef te demandait de tuer
ta mère, le ferais-tu ? Si ton chef te demandait de
renier l’Islam, le
ferais-tu ?
– Quel rapport ?
–
On a promis à ces hommes la
vie
sauve. Cette promesse est sacrée. Je vais vous raconter
quelque chose qui s’est
passé du temps du djihad contre la Perse. Un jour, on a
capturé un général
ennemi et on l’a amené devant le Calife. Omar, que
Dieu
l’agrée, a d’abord
décidé que cet homme devait mourir, et
sur-le-champ. L’homme
a, simplement, demandé à boire une
dernière fois. On lui a procuré un gobelet
d’eau. Au lieu de le porter à ses
lèvres il s’est adressé à
Omar, que Dieu
l’agrée, pour lui dire :
« Promets-moi de ne pas me tuer avant que
j’aie bu cette eau ». Omar, que Dieu
l’agrée, a promis. Le Perse a alors
renversé le récipient, l’eau a
aussitôt été bue par le sable. Jamais
plus l’homme
ne l’avalerait. Et Omar, que Dieu
l’agrée, a estimé qu’en effet
il ne pouvait
plus le mettre à mort, il lui a même
accordé une maison et une pension à
Médine. Comment pouvez-vous accepter une telle
abomination ?
–
Nous t’avons écouté patiemment,
maintenant tu dois aussi
nous entendre.
–
Et que pourrez-vous dire ?
–
D’abord, tu sais sans doute qu’un jour, pendant la
Guerre
du Fossé, Ali, que Dieu l’agrée, a un
jour engagé un combat singulier, à la
régulière, contre un idolâtre maudit.
Pendant longtemps aucun n’a pu prendre le
dessus, tous deux paraient tous les coups. Et puis Ali, que Dieu
l’agrée, s’est
plaint à un moment :
« N’avons-nous pas convenu d’un
combat
loyal ? – Qu’ai-je fait de
déloyal ? – Voici ton fils qui arrive
à
ton aide ! ». L’autre, surpris,
s’est retourné et Ali, que Dieu
l’agrée, en a profité pour le couper en
deux !
–
C’est sans rapport puisqu’il ne s’agit
pas de prisonniers.
Est-ce tout ?
–
Non, ce n’est pas tout.
–
Que vas-tu encore trouver ?
– Rien d’autre que
la vérité, Dieu m’est
témoin. Ne sais-tu
donc pas ce qui a été promis ? Que
l’on ne tuerait pas un seul homme.
Donc, que l’on épargnerait un seul homme.
C’est ce qui va être fait si Dieu
veut, et nous discutons pour savoir qui pourra être cet
homme. Veux-tu le
désigner, toi ?
Le récit qui
précède est fictif. Mais les trois ruses
qu’il évoque (dans l’ordre chronologique
inverse), celle d’Ali ibn Abi Talib pour gagner un duel,
celle du général perse Hormouzan pour obtenir la
vie sauve, celle, au temps des
Ommeyades, visant à faire croire fallacieusement
à une garnison assiégée
qu’on
lui garantissait la vie sauve, sont racontées par le
chroniqueur très connu
Mohammed Ibn Djarir At Tabari.
|
Couvrez-vous !
C’est un bel
et solennel enterrement. Discours interminables des plus hautes
personnalités
du pays, et des frères d’arme du
défunt, rappel de ses victoires, puis de sa
carrière ministérielle, marche
funèbre. Cette pluie insistante ne fait qu’ajouter
à la gravité de la scène. Dans un
coin, un très vieux monsieur, en civil mais
il faudrait être aveugle ou ignorant des choses militaires
pour ne pas voir
l’officier. Très raide, le visage sombre, il garde
obstinément son chapeau à la
main, exposant son crâne dégarni et
balafré aux caprices du ciel. Un voisin
s’approche respectueusement et lui glisse :
– Monsieur, vous devriez
vous couvrir. Regardez, tout le
monde se couvre ou se protège, même la famille.
Cette pluie est vraiment trop
froide.
–
Sachez, Monsieur, que si les rôles
étaient inversés, et si
c’était moi là-dedans (il montre le
cercueil) lui
serait présent, et ne se couvrirait pas !
Un autre, qui a reconnu le vieux
monsieur, insiste à son tour :
–
Général, voyez cet
homme qui
pleure toutes les larmes de son corps. Il était dans son
état-major, pendant
presque toute la guerre, il le voyait quotidiennement, et lui aussi
s’est
couvert…
–
Si les rôles étaient inversés,
répète avec obstination le
vieillard…
–
Général, ne vous a-t-il pas battu ?
–
Battu ? Comment, battu ?
Le
visage du vieux général s’empourpre,
une mauvaise toux l’interrompt. De
nouveaux
« couvrez-vous ! »
véhéments sont lancés de toute part.
Un attroupement s’amorce.
–
Non, il ne m’a pas battu. C’est notre
président, ce…
Hésitation,
et nouvelle toux. Il a retenu les mots injurieux qui lui
brûlaient les lèvres.
Il continue plus posément, comme s’il donnait un
cours :
–
Il m’a retiré mon
commandement au plus mauvais moment, et il l’a
donné à un incapable
qui s’est empressé de se faire
écrabouiller.
–
Général, pensez-vous vraiment que sans cela
l’issue de la guerre aurait été
différente ?
– Monsieur, lui-même (il
désigne à
nouveau le cercueil) me l’a dit après la guerre.
Je ne l’aurais
certes pas écrasé, mais je l’aurais
contenu, assez pour arriver jusqu’aux élections
chez vous,
et les pacifistes auraient alors très probablement
gagné ces
élections, et nous auraient accordé notre
indépendance. Mais la victoire ne pouvait pas manquer de
renforcer les partisans
de la guerre.
–
C’est exact, Général, votre
président était un
orgueilleux qui n’a pas supporté que vous lui
disiez certaines vérités.
Savez-vous que notre président à nous a subi un
jour un affront bien plus rude
d’un de ses généraux à lui,
et ce qu’il a dit alors ? Il a dit :
« Je veux bien tenir la bride de son cheval, pourvu
qu’il
gagne ! ». Et lui (il indique à
son tour le cercueil), sans aller
jusqu’à l’affront il pouvait se montrer
fort désinvolte dans ses annonces de
victoires, « Monsieur le Président, ne
sachant quoi vous offrir pour Noël
j’ai pris la ville de… ». Et
croyez-moi, il ne lui en a pas été fait
grief.
Le
général reste muet. De
telles manières
étaient tellement impensables de son
côté, tellement contraires à son
éducation
aussi… L’autre croit pouvoir porter
l’attaque finale :
–
C’est donc en fin de compte l’orgueil qui vous a
fait
perdre cette guerre… et c’est votre orgueil
à vous qui vous empêche de vous
couvrir ! Couvrez-vous,
Général !
Cette
fois le général semble
ébranlé, et bien près
d’obtempérer sous la pluie qui
redouble. Mais, surgi de nulle part, voici un homme dont chacun devine
qu’il
devait être de l’autre côté
dans la guerre, celui du général.
–
Général ! N’oubliez pas ce
qu’il nous a fait ! Nos
villes détruites, nos terres distribuées aux
nègres ! Vous ne devriez même
pas être là ! Couvrez-vous !
Le
vieillard se raidit à nouveau. On comprend que tout restera
vain, il gardera la
tête nue.
Le récit qui
précède
est très librement développé et
relève donc de la littérature. Il vient pourtant
d’un fait réel. Le général
sudiste Joseph Eggleston Jonhston (1807-1891) est
mort des suites d’un refroidissement quelques semaines
après les obsèques du
général nordiste William Tecumseh Sherman
(1820-1891), où il avait refusé de se
couvrir malgré la pluie. Sont aussi historiques :
- Les
attitudes
prêtées
à Abraham Lincoln et à son adversaire Jefferson
Davis (le général dont Lincoln
acceptait de « tenir la bride »
pourvu qu’il gagnât était McClellan,
renvoyé par la suite mais pour manque de
résultats).
- L’inimitié
entre Davis
et Johnston.
- Le remplacement de
Johnston face à Sherman, et les succès
consécutifs de ce dernier alors qu’il
piétinait précédemment, changeant
peut-être le cours des élections
subséquentes
(les « pacifistes »
étaient essentiellement les démocrates) et par
là
de la guerre.
- Les
télégrammes
décontractés de Sherman à Lincoln (les
réponses de ce dernier étaient plus
conventionnelles, ce qui ne les empêchait pas
d’être chaleureuses). La ville
mentionnée est Savannah, prise par Sherman le 22
décembre 1864.
- La
distribution de
terres sudistes à des Noirs sur initiative de Sherman.
Source : James McPherson, La Guerre de
Sécession, Bouquins, Laffont.
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