8 juin  2010

Nouvelles
(les drôles...)


Il s'agit bien sûr de romans très courts. Plutôt des exercices au moins au départ (l'appétit vient en mangeant) et j'aimerais que l'on s'intéressât à ceci. Il y a aussi les grinçantes et les historiques (pas drôles par contre...).
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La cravate

     Quelle idée d’attendre le dernier moment pour les cadeaux de Noël ? On respire à peine dans cette cohue ! Voyons, qui reste-t-il ? Sonia, c’est fait, la première comme il se doit. Les enfants, chasse gardée de Sonia, pourvu qu’elle ne recommence pas avec la maquette d’avion pour Kevin qui s’empressera de la bousiller. Sonia se charge aussi de sa famille, normal. Mes parents, c’est fait. Les amis, frère, sœur, neveux et nièces, c’est fait depuis longtemps. Je ne rêve pas, il reste seulement l’oncle Albert ! 

     C’est l’oncle de Sonia mais il ne faut pas compter sur elle, elle le déteste. Tout le monde le déteste, moi aussi je le déteste, il est tellement prétentieux avec sa richesse. Oui, mais quand on lui fait des cadeaux, si minables qu’ils soient, il en fait en retour. Il faut bien qu’il le montre, qu’il est riche, et donc ils sont magnifiques. Enfin, magnifiques selon son goût et donc le plus souvent affreux, mais assez chers pour qu’on puisse les revendre cher. Allons, la première chose qui se présente, et je pourrai passer à la caisse…

     Aaaaah je ris ! 

      Maudit téléphone, il faut que je change cette sonnerie, l’Air des bijoux, pour peu qu’on m’annonce quelque chose de triste, ce sera encore pire. Il faut que je mette un air triste à pleurer, l’Air du Saule par exemple, et j’apprécierai d’autant mieux une nouvelle joyeuse. Allo ? Oui Sonia, mais je te l’ai dit trois fois que j’ai pensé à toi ! Quoi ? Tu crois que c’est encore le moment de chercher des épices pour tes plats ? Enfin, soit, tu as de la chance, je ne suis pas encore passé à la caisse, sinon… oui, j’ai fini. Quoi ? Mais non, rien pour l’oncle Albert, c’est ta famille, à toi de voir ! Clic. 

      Une cravate ! Mais comment peut-on proposer quelque chose d’aussi moche, d’aussi mauvais goût ? Pas chère, encore heureux. Une seule personne peut la mériter, l’oncle Albert. Et hop ! Dans le caddy ! Maintenant, ce maudit paprika, comme si on ne pouvait pas réveillonner sans paprika… 

     Aaaaah je ris ! 

     Assommant ! Cela fait rigoler autour de moi ! Et si je mettais plutôt Carmen, l’Air des Remparts de Séville ? Plus dynamisant… Allo ! Maman ! Comment tu n’es pas encore sortie de tes cadeaux ? Ma pauvre, ce doit être la cohue ! Pour moi c’est fait depuis longtemps… Non maman, tu auras la surprise comme tout le monde ! Quoi ? Si c’est une bonne idée, une maquette d’avion pour Kevin ? Mais bien sûr, Maman, n’hésite pas ! Tu ne devrais même pas demander, tu le connais, ton petit-fils ! Quoi d’autre ? Oui, bien sûr Maman ! Joyeux réveillon ! Clic. 

     Bien entendu, le rayon des épices est très loin de celui du textile, et il faut vraiment se faufiler. Mais cela valait la peine de s’attarder, cette cravate, c’est vraiment ce qu’il mérite, l’oncle Albert ! 

       Aaaaah je ris ! 

     Non, mais, il me faut vraiment quelque chose à tout casser, tiens, la Chevauchée des Valkyries, à la fois dynamisant, macabre et joyeux, l’idéal ! Allo ? Mais oui Papa, Maman vient juste de me le rappeler ! Joyeux réveillon ! Clic. 

     Voici l’alimentation, encore plus de monde, je ne suis pas au bout de mes peines. Ils ne savent donc pas, ces gens, qu’on n’attend pas le dernier moment pour composer un réveillon ? Zoé ! Quelle bonne surprise ! Toi aussi tu as attendu qu’il y ait un maximum d’embouteillage ? C’est cette cravate qui te fait rire ? Elle n’est pas pour moi, voyons ! D’ailleurs m’as-tu souvent vu cravaté ? La cravate, c’est comme l’imparfait du subjonctif, c’est du passé. Non, c’est pour un oncle complètement fou, et je trouve que lui, ça lui va. Mais oui, même rose avec des éléphants bleus ! Des éléphants pour un amateur de porcelaine, tu ne trouves pas que c’est subtil ? Allez, bon réveillon à toi ! 

     Le paprika aura été plus dur à dénicher que la cravate, mais c’est fait. J’ose espérer que Sonia ne va plus rien réclamer. Dernière épreuve, atteindre une caisse. Ce n’est pas possible ! Toute la ville doit être ici ! Ah non ! Tous les casse-pieds du bureau plutôt que lui !

     Bonjour Oncle Albert, alors vous aussi, le dernier moment pour préparer dignement ça ? C’est cette cravate qui vous fait rire ? Mais elle n’est pas pour moi, je vous rassure. Pardon ? Non, franchement, Oncle Albert, vous me faites de la peine ! Comment pourrais-je vous destiner une horreur pareille ? Je connais votre goût ! Non, c’est pour une espèce de… je ne sais pas comment expliquer…

BA
 

     Je suis Attila et Goebbels, et Néron aussi, et Landru. Non, j’exagère, Gisèle n’a pas dit ça, d’ailleurs elle est nulle en histoire. Mais qu’est-ce que j’ai pris ! Nos scènes de ménage s’entendent de loin. Je ne fais rien et je le fais mal. Non, ça non plus, elle n’a aucun humour. Je n’ai pas de cœur, ça oui… enfin, c’est elle qui l’a dit. Je n’aurai même pas une BA pour me racheter comme le Sultan Mourad de Victor Hugo. Elle n’a aucune culture, seulement je l’avais récemment placé dans une conversation de salon, pas spécialement pour elle. Ce sultan donc, effroyablement méchant, a fait périr avec plus ou moins de raffinement son père, son oncle, ses huit frères, un de ses fils, et beaucoup d’autres gens et même des villes et des régions entières… 

Il fit un tel carnage avec son cimeterre
Que son cheval semblait au monde une panthère ;
Sous lui Smyrne et Tunis, qui regretta ses beys,
Furent comme des corps qui pendent aux gibets ;

     Je n’ai tué personne, parent ou non, même pas eu envie, sauf parfois ma chère et tendre mais je pense pouvoir continuer à repousser la tentation. Mais l’allusion était ailleurs. Où donc ? Je ne lui ai pas laissé le temps de préciser. J’ai fini par fuir, je suis sorti sous la pluie, sans même me couvrir, prétextant une course urgente, je ne sais même plus quoi. Heureusement, cette pluie a cessé, il devrait y avoir bientôt un arc-en-ciel. Mais qu’est-ce que je fais dans ce coin ? Esquiver une scène de ménage ne devrait pas empêcher de regarder où l’on va. Personne dans la rue mouillée. Il ne passe pas grand-monde ici, entre cimetière et terrain vague, peut-être deux ou trois voitures par minute. 

     Ah si ! Un escargot ! Un kamikaze qui va rencontrer une mort sans aucune gloire, il s’est engagé sur la chaussée. Alors mon petit, on est fatigué de vivre ? Mais c’était compter sans moi, je vais te sauver que cela te plaise ou non. Je le saisis délicatement par la coquille, bien pratique cette coquille, pourrais-je sauver une limace ? Un scout pas très zélé dirait qu’il a accompli sa BA du jour. Voici donc que j’ai sauvé une vie. Qui sauve une vie sauve toutes les vies, disent à peu près le Talmud et le Coran. Et c’est justement ainsi que Mourad, selon le père Hugo, a in extremis évité l’enfer, une ultime bonne action après une vie d’horreurs, et c’est précisément de ce genre de bonne action que Gisèle me prétend incapable. Ce gastéropode lui clouera le bec quand elle aussi arrivera au Paradis et prétendra reprendre son réquisitoire. J’exagère, quand je rentrerai dans une demi-heure elle sera tout sourire, comme si rien ne s’était passé, comme d’habitude. Mais j’aurai sauvé une vie quand même, aussi bien que Mourad ne lui déplaise. 

     Car Mourad, dans le poème, tout à la fin, a eu de même pitié d’un malheureux cochon moribond, déjà égorgé, en passe d’être écorché, sous un soleil implacable. Le terrible Sultan l’a donc, distraitement, poussé jusqu’à l’ombre, et l’animal, furtivement, l’a aperçu, après quoi, 

Son regard se perdit dans l’immense mystère. 

     Et Mourad meurt peu après le pourceau sans avoir eu le temps d’accomplir d’autre carnage, et voici qu’au paradis retentissent les plaintes innombrables de ses victimes, 

Pendant aux pals, cloués aux croix, nus sur les claies,
Criaient, montrant leurs fers, leur sang, leurs maux, leurs plaies :
« C’est Mourad ! c’est Mourad ! justice, ô Dieu vivant ! »
 

     Ils avaient de plus sérieuses raisons de râler que Gisèle, eux ! Or, il advint que : 

Du côté du pourceau la balance pencha. 

       Et donc on lui dit : 

Viens ! tu fus bon un jour, sois à jamais heureux.
Entre, transfiguré ! tes crimes ténébreux,
Ô roi, derrière toi s’effacent dans les gloires ;
Tourne la tête, et vois blanchir tes ailes noires.
 

     Bien, mais je n’ai pas à le garder avec moi, ce mollusque, ce n’est pas le but. Un arbuste, bien feuillu, sans épines, ce sera parfait, juste un mètre à parcourir dans l’herbe. Le paradis est vraiment très accessible. 

     Un craquement sous mes pieds. C’est, enfin c’était, un autre escargot.


Le diagnostiqueur


        D’après une anecdote très succinctement racontée par Paul Watzlawick (et présentée comme réelle, j’ai juste brodé sur les personnalités et les circonstances).


     
– Herr Doktor Braun ! Herr Doktor Braun ! Oh ! Je suis impardonnable, je ne voyais même pas quevous conversiez avec Frau Von Katz ! Mais c’est que vous m’avez sauvé la vie !
        Le visage courroucé du célèbre médecin fait subitement place à un large sourire.
       
 – Alors vous êtes pardonnable au contraire, et pardonné, et restez donc avec nous. Vous allez peut-être m’aider à convaincre Frau Von Katz qui met en doute ce que je lui dis pour son bien.
       –Herr Doktor, fait l’aristocratique dame d’un air pincé, je vous demande pardon. Je n’ai aucune qualité pour juger de vos capacités, seulement nous nous connaissons depuis dix minutes, dans le cadre d’une soirée mondaine où vous n’êtes pas supposé exercer, et vous vous permettez de m’annoncer quelque chose qui contredit radicalement ce que m’a toujours dit mon médecin. Sachez que mon médecin me suit depuis l’enfance et que je n’ai jamais eu de raison de mettre en doute ses compétences.
        – J’admets volontiers que sur la forme je suis encore plus coupable que Herr… Herr ?
          Il se tourne vers l’homme dont il a sauvé la vie.
          – Hans Bauer, pour vous servir, Herr Doktor. Vous ne vous souvenez donc pas de moi ?
        – Je suis désolé, Herr Bauer, mais non. Je comprends fort bien que j’aie pu être important pour vous, mais j’en vois tellement ! C’est que voyez-vous, depuis des années mon rôle, et ma réputation, ce qui fait d’ailleurs qu’on m’invite dans des soirées comme celle-ci, se limitent au diagnostic. On m’appelle de tout le pays pour diagnostiquer, seulement diagnostiquer, au point que je dois perdre peu à peu mes capacités pour ce qui est du traitement. Dans votre cas, Frau Von Katz, je vais simplement vous laisser une note pour votre estimable médecin, qui décidera de la suite à donner. Car si vous ne me connaissiez pas lui connaît certainement ma réputation et comprendra. Vous voyez que cela n’engage à rien, et il ne serait pas sage de négliger quelque chose de totalement anodin et facile à éliminer en l’état, mais qui pourrait par la suite évoluer fâcheusement.
        – Et vous ne vous trompez jamais, demande sarcastiquement la dame ?
        – Certains de mes chers confrères ont tenté de me piéger, ils n’y sont jamais arrivés…
          – De vous piéger ??
        – Allons voyons, pourquoi serions-nous la seule corporation indemne de toute malveillance et de toute jalousie ? Et la jalousie, croyez-moi, je la suscite souvent. Cela dit, ce n’était pas forcément cela, ils pouvaient, tout comme vous, éprouver de bonne foi des doutes sur mes aptitudes. Et donc, ils m’ont soumis des cas de patients avec des renseignements, disons, subtilement fallacieux. Je m’en suis toujours rendu compte. Mais Herr Bauer va peut-être, si ce n’est pas trop délicat, raconter ce que j’ai pu faire pour lui.
         –  Très  volontiers, Herr Doktor. C’était il y a plusieurs années, je me sentais mourir à l’hôpital, on ne me le disait pas mais je le voyais bien aux expressions de mes proches. Je m’affaiblissais, je me résignais peu à peu, je mettais mes affaires en ordre comme on dit. Et puis un des médecins m’a dit qu’ils n’arrivaient décidément pas à comprendre mon mal, que c’était quelque chose de très déconcertant, mais qu’on allait avoir la visite d’un diagnostiqueur de tout premier plan qui allait peut-être découvrir la cause, et dès lors on pourrait me guérir. Vous êtes passé, cela n’a pas duré longtemps et je comprends en effet que vous ne vous en souveniez pas, mais ce fut magique ! Je me demande parfois si ce n’est pas votre parole par elle-même, comme celle de Jésus en somme…
         – Voyons, Herr Bauer, vous n’êtes pas le seul à vous le demander, mais il ne faut rien exagérer !
           – Cette maladie qui déconcertait tous vos confrères, vous lui avez subitement donné un nom, quelque chose de très rare puisque je ne l’avais jamais entendu et ne l’ai pas non plus entendu depuis…
         – Vous savez, remarque le médecin, quand j’explique quelque chose à des confrères en présence de la personne traitée, je le fais en latin, c’est la tradition de la médecine dans le monde entier. Je me répète, mon rôle, ma spécialité, c’est le diagnostic, et ce n’est même pas à moi de le révéler ou d’ailleurs de le cacher au patient ou à la patiente. Vu la jalousie, encore une fois, que je suscite partout, il serait déraisonnable d’empiéter plus avant sur les prérogatives d’autrui. J’ai cru pouvoir faire une entorse impromptue à la règle pour Frau Von Katz, et vous voyez quels embarras cela soulève. Mais je vous ai interrompu, Herr Bauer, je vous demande pardon.
        – En l’occurrence, les médecins de l’hôpital n’ont fait qu’arrêter d’un coup les traitements en cours. Peut-être qu’ils me faisaient plus de mal que le mal lui-même…
          – Cela arrive, un traitement inadapté suite à un mauvais diagnostic peut très bien aggraver les choses. Errare humanum puisque nous parlons de latin. Notre pratique est tellement complexe et tellement truffée de pièges en tous genres ! Mais peut-être vous souvenez-vous de ce nom de maladie ?
            Hans Bauer s’en souvient parfaitement, il n’est pas près de l’oublier, et donc il le donne. Aussitôt Frau Von Katz éclate de rire, et Herr Doktor Braun se raidit, son visage vire au cramoisi, et sans plus d’explication il les plante là.
        – Mais enfin, s’exclame le malheureux, je n’ai rien dit de mal ! C’est bien le nom qu’il a donné alors, je m’en souviens parfaitement ! Et vous, pourquoi riez-vous ?
        – C’est que « moribundus », un Français aurait reconnu « moribond », cela voulait dire que vous étiez mourant et qu’il n’y avait plus rien à faire.

 

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