5 janvier 2003

Intelligence animale

 
Quelles sont les limites des capacités "intellectuelles" des animaux ?

Et surtout, n'y aurait-il pas sinon un tabou, du moins une gêne, une inhibition quand on approche des sommets ?

Juste quelques éléments de réponse...

(NB cette page étant une des plus visitées de ce site, je me permets de suggérer aussi une visite ici...)

Voir aussi : expérimentateurs bornés
Voir aussi : Hans, le cheval qui "savait lire"
Brèves
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Bonobos

"Dans tout ce qu'ils font ils nous ressemblent. Pour se plaindre, un jeune prend l'air triste et boudeur d'un enfant malheureux, ou tend la main pour quémander de la nourriture. Lors d'un rapport sexuel, une femelle pousse des cris de plaisir. Et lorsqu'ils jouent, les bonobos ont de gros rires si leurs partenaires leur chatouillent le ventre ou les aisselles." (Jane Goodall, quatrième de couverture du livre de Frans de Waal et Frans Lanting, Bonobos, le bonheur d'être singe, Fayard, 1999 pour la version française).

C'est à partir de 1929 que l'on a commencé à distinguer le Bonobo, ou chimpanzé pygmée, des autres chimpanzés... sans que cela fasse beaucoup de bruit. Il y a moins de dix ans (j'écris en 2002) que le mot "bonobo" figure au Petit Larousse, toujours comme sous-espèce de chimpanzé. Pourtant il y a au moins autant de différences entre le Bonobo et le Chimpanzé qu'entre ce dernier et le Gorille.

La spécialité des bonobos, c'est la communication. Le plus célèbre des bonobos est aujourd'hui Kanzi, pensionnaire de l'Université d'état de Georgie.

Kanzi a mémorisé au fil des années, et utilise à bon escient, plus de mille mots qu'il énonce grâce à un clavier spécialement adapté. C'est le record à ce jour.

Un jour, un archéologue a voulu voir si Kanzi saurait tailler des cailloux au besoin. Le besoin était suscité par une corde qu'il lui faut pour récupérer une friandise (ce qu'il sait déjà faire). Mais cette fois il doit la couper car elle est attachée trop loin de l'endroit où il en a besoin, et il ne dispose que d'un gros caillou pas assez acéré. Ses premiers essais pour casser le caillou par chocs sont peu concluants. Kanzi trouve une solution, fracasser la pierre en la projetant au sol de toutes ses forces, mais cela ne convient pas à l'archéologue. On refait la manip sur un sol recouvert d'une moquette. Kanzi arrache la moquette.

Témoignage de Sue Savage-Rumbaugh, principale responsable de Kanzi : "Nous avons un jeu sur ordinateur, dans lequel les singes regroupent trois pièces de puzzle pour composer différents portraits. Une fois qu'ils ont appris cela, on leur en présente quatre, dont la dernière est extraite d'un portrait différent. La première fois, Kanzi en a pris une appartenant à un portrait de lapin et l'a mise avec une autre pièce de mon visage. Bien entendu, cela ne collait pas, en dépit de tous ses efforts. Comme il comprend très bien le langage parlé, je pouvais lui dire : "Kanzi, ce n'est pas le lapin. Rassemble le visage de Sue." Dès qu'il a entendu cela, il a laissé tomber le lapin pour se concentrer sur mon visage..." (cité par Frans de Waal et Frans Lanting, Bonobos, le bonheur d'être singe, Fayard, 1997).

Kanzi a très récemment ajouté une corde... vocale à son arc. Spontanément, il a associé quatre sons produits par sa gorge, donc quatre mots, à quatre signifiants, à savoir "banane", "jus de fruit", "raisin" et "oui".

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Chimpanzés

Vers 1970, Washoe (1965-2007), chimpanzé femelle née en liberté, a provoqué une révolution, un séisme paradigmatique, à l'Université du Nevada puis à celle de l'Oklahoma. Elle avait appris 130 mots (par le langage des signes ASL) et pouvait les combiner en au moins 245 phrases (elle devait garder le record jusqu'à l'entrée en scène des bonobos). Mais surtout elle a manifesté une créativité inhabituelle dans la mise au point de phrases fort utiles. Ayant appris le mot "dirty" ("sale") à propos de ses excréments d'abord, elle l'a spontanément, et à la surprise de ses éducateurs, étendu à un autre objet, la laisse que la loi lui imposait pour les promenades, puis à un macaque dont elle trouvait qu'il accaparait la nourriture. Et surtout, surtout, elle a osé l'appliquer à son instructeur, Roger Fouts, qui l'avait contrariée, et qui a résumé ainsi l'affaire : "Je viens de me faire engueuler par une guenon..." (objectivement c'était même le qualifier de "merde"... mais il paraît que Fouts en a été fier). Dans le même esprit, elle généralisa le concept "ouvrir", appliqué aux portes des pièces, à celles des placards puis même aux robinets.

Autre discussion en ASL entre Roger Foots et Washoe, pendant une promenade qu'elle espérait prolonger, malgré la laisse (laisse absurde puisque Washoe était de loin la plus forte physiquement), alors que l'homme devait rentrer.

RF : "Toi moi rentrer maintenant".
W : "Non".
RF : "Tu veux quoi ?"
W : "Bonbon".
RF : "OK. Tu peux avoir bonbon là-bas.
W : "Toi moi aller vite".

Washoe a aussi été vue signifiant "se dépêcher" (aussi bien "dépêche-toi" que "je me dépêche") alors que prise d'un besoin banal et néanmoins pressant elle se précipitait vers son pot. De même, en regardant seule un illustré montrant un tigre, elle pouvait faire spontanément le geste signifiant "chat". Elle pouvait aussi combiner de façon originale les mots de son vocabulaire pour désigner quelque chose qu'elle ne savait pas nommer. Ainsi, un cygne devenait pour elle "oiseau-eau".

Une de ses consoeurs, Lucy, a été vue jouant avec son chat en peluche, et lui demandant des noms d'objets, comme l'avait fait son instructeur avec elle. Exactement comme un enfant humain jouant à l'école.

Mais le plus important est peut-être que Washoe a entrepris d'apprendre le langage des signes à un congénère plus jeune du nom de Louis.

Voir Roger Fouts et Stephen Tukel Mills, L'école des chimpanzés, J'ai lu, 1998 (plus sur cet ouvrage ici).

Si on se tourne vers les chimpanzés sauvages, Jane Goodall, la grande spécialiste, a constaté par exemple ce qui suit. Elle avait jugé nécessaire d'abattre, pour abréger ses souffrances, un chimpanzé devenu paralytique. Or un autre chimpanzé avait pris l'habitude de nourrir l'infirme. Pendant plusieurs mois, régulièrement, il revint chercher le disparu. A titre de comparaison, on considère comme un signe d'humanité décisif le fait qu'un néanderthalien de Shanidar (Irak) a vécu avec un bras et une jambes fracassés, longtemps comme l'indique la recalcification, donc forcément avec l'aide de ses semblables.

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Gorilles

Koko (1971-2018), gorille femelle, utilisait aussi de très nombreux mots par langage gestuel.

Dialogue entre Koko et un humain qui la questionnait : "Où vont les gorilles quand ils meurent ?
- Un trou écarté, confortable...
- Qu'est-ce que ressentent les gorilles quand ils meurent ? Sont-ils heureux, tristes, effrayés ?
- Ils dorment..."

Koko a aussi à son actif au moins un gros, et pas très joli, mensonge. Mais c'est aussi une preuve de créativité. Alors qu'on lui demandait pourquoi elle avait détérioré un évier, elle accusa effrontément Kate, une des monitrices : "Kate évier mal".

Selon Francine Patterson, Koko utilise plus de mille signes dont cinq cents couramment.

Auparavant, les gorilles étaient considérés comme moins doués que les chimpanzés. On ne les voyait pas utiliser spontanément des outils (depuis on a vu une femelle gorille utiliser un bâton pour sonder l'eau devant elle en traversant un étang, les singes anthropoïdes étant incapables de nager), et ils ne se reconnaissent pas dans un miroir. Sur ce dernier point, on a fini par s'aviser, grâce à Koko, que les gorilles évitent de se fixer mutuellement et donc fuient la vue du miroir sans prendre le temps de comprendre. Koko, élevée hors la présence de ses congénères, a pu saisir aussi bien qu'un chimpanzé (voire un éléphant, entre autres...) la signification et l'usage du miroir.

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Orang-outan

Chantek est un orang-outan pensionnaire du zoo d'Atlanta depuis 1997. Il avait auparavant étudié (enfin, surtout été étudié, mais pas seulement) à l'Université du Tennessee à Chattanooga. Elevé comme un enfant humain, il a assimilé plus de 150 signes du langage américain pour sourd-muets.

 

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Capucins

C'est en 1982, au USA, que Mary Joan Willard, médecin-psychologue, a eu l'idée de mettre des singes au services des personnes tétraplégiques (paralysées des quatre membres). Le choix s'est porté sur des singes d'Amérique latine, les capucins (famille des cébidés, sous-ordre des platyrhiniens) pour leur poids idéal (2 à 5 kilos), leur caractère posé, leur longévité (environ 35 ans), leurs aptitudes à manier des objets et bien sûr à apprendre et comprendre ce qu'on leur demande. Et plus spécifiquement le Capucin à houppe noire (Cebus apella). Depuis, cette pratique se répand avec succès.

Dans la nature comme en captivité, ces singes sont capables d'utiliser des bâtons à divers usages, et même de les adapter à ces usages, comme de lancer des projectiles ou de se servir de pierres pour casser des noix. Mais ce n'est rien à côté de ce qu'on leur demande dans un but humanitaire.

Le programme ci-après, typique, est celui proposé par la faculté de médecine Notre Dame de la Paix de Namur.

Sans être cruel, loin de là, puisqu'aucun stress ne doit entrer en jeu dans la mesure du possible, l'apprentissage est aliénant au sens étymologique du terme pour le singe. A trois mois, l'animal est séparé de sa mère, et dès lors il ne verra plus ses congénères, seulement des humains. Dans une famille volontaire, il désapprendra méthodiquement le plus gros des instincts de son espèce, ne pas grimper ni encore moins uriner n'importe où, ne jamais mordre, accepter les bains, un collier, une couche. Enfin, bien sûr, faire ponctuellement ce qu'on lui commande. Cette phase de "socialisation" dure un an.

Et quand le singe se trouve au service de la personne handicapée, il doit savoir :

  • ouvrir la porte d'un frigo, prendre une bouteille dans ce frigo, l'apporter sur une tablette du fauteuil roulant, l'ouvrir, y insérer une paille et mettre la paille dans la bouche de la personne tétraplégique.
  • accomplir la même action avec un plat contenant de la nourriture et nourrir la personne.
  • débarrasser la tablette du fauteuil roulant et déposer les objets ramassés dans un bac à vaisselle.
  • placer une cassette dans un magnétophone ou un magnétoscope et actionner celui-ci.
  • placer un disque compact dans un lecteur, dans le bon sens, puis le retirer sur demande et le replacer dans un présentoir.
  • aller chercher une liseuse contenant un livre ou une revue dans un présentoir, la placer sur un lutrin, ouvrir la liseuse pour permettre la lecture, puis la refermer et la ranger.
  • appuyer à la demande sur n'importe quel type de bouton.
  • ramasser le bâton buccal et l'insérer correctement dans la bouche de la personne handicapée.
  • ouvrir ou fermer une porte.
  • allumer ou éteindre une lampe.
  • jeter un objet qui lui est désigné à la poubelle.
  • nettoyer avec une éponge un endroit sale désigné par le faisceau d'un crayon laser, puis ranger l'éponge.
  • éviter les endroits qui ne lui sont pas autorisés.
  • brosser les cheveux ou essuyer le visage de son maître.
  • retourner dans sa cage sur ordre et s'y enfermer (sic !).
  • faire ses besoins dans sa cage.

Un chimpanzé serait-il capable de tout cela ? A voir. Les capucins et quelques autres cébidés sont les seuls animaux à disposer d'un cerveau plus gros que celui des hommes, relativement à leur corps (dans l'absolu, mais seulement dans l'absolu, les éléphants et les cétacés ont un cerveau plus gros que le nôtre).

 

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Perroquets

Le perroquet a longtemps eu la réputation proverbiale d'apprendre des mots sans en comprendre l'usage. Avait-on sérieusement tenté d'explorer ses limites ? Ne s'agissait-il pas plutôt de se rassurer sur ce que nous considérons comme notre domaine réservé, le langage ?

En 1977, Irène Pepperberg a entrepris l'éducation d'Alex (1976-2007), un perroquet gris du Gabon, alors âgé d'environ un an (elle l'avait banalement acheté dans une animalerie), dans un centre d'étude de l'Arizona. Bilan après quelques années :

Alex connaissait bientôt plus de quarante mots et les objets qu'ils désignent, à savoir papier, clé, bois, copeaux (de bois), graine, banane, boîte, perchoir, pince (à linge), bouchon, maïs, noix, amande, douche, blé, pâte, craquelin, lime (à ongles), chaîne, épaule, bloc, roche, carotte, gravelle, dos, chaise, craie, eau, ongle, raisin, tasse, râpe, gâterie, cerise, laine, pop-corn, citron, haricot vert, et pomme. Il était capable de dire : "Je veux tel objet" en anglais juste un peu argotique ("wanna X"), et tant qu'il n'avait pas reçu le bon il disait "non" et répètait sa demande jusqu'à ce qu'elle soit satisfaite. Il pouvait aussi requérir : "Je veux aller X" où X désigne correctement un endroit donné. Par la suite, il a porté son répertoire à plus de cent mots bien utilisés.

Alex connaissait sept couleurs, soit, rose (rouge), bleu, vert, jaune, orange, gris, et mauve. Il peut identifier différents objets en disant qu'ils ont deux, trois, quatre, cinq, ou six cotés. Il utilisait les mots deux, trois, quatre, cinq et six pour distinguer les quantités d'objets (jusqu'à 6) , même si on introduit dans le lot, un nouvel objet qu'il ne connaît pas, des objets de natures différentes, et placés dans l'ordre ou le désordre. Il combinait les mots pour identifier habilement, demander, refuser, catégoriser et compter (additionner) plus de 100 objets différents, même si l'aspect est quelque peu différent de ceux utilisés lors de l'apprentissage. Sa précision moyenne était de 80% lorsqu'il était testé sur ces aptitudes.

Alex a appris le concept de pareil et pas pareil et il répond en utilisant le mot "rien" dans l'absence d'information au sujet de ces concepts. Or, si on lui présentait deux objets qui identiques ou variant dans une ou plusieurs particularités (couleur, forme, matière), il pouvait utiliser la bonne catégorie pour dire quelle particularité est ou non la même. Si rien n'était identique ou différent, il répondait "rien". Il pouvait aussi répondre à des questions au sujet des objets, des couleurs, formes et matériaux non utilisés pendant l'apprentissage, incluant même des objets dont il ne connaissait pas le nom. Alex répondait avec pertinence aux questions spécifiques qui lui étaient posées, pas seulement par des réponses apprises en entraînement et les caractéristiques physiques des objets : Ses bonnes réponses étaient supérieures à l'attente du hasard lorsque, par exemple, on lui présentait un triangle vert en bois, et un triangle bleu en bois, et qu'on lui demandait ce qui est pareil. S'il avait ignoré la question et répondu selon son entraînement antérieur, il aurait déterminé et répondu par la caractéristique qui diffère, donc la couleur. Au contraire, il a répondu par une des deux bonnes réponses, forme et matière. Comme le dit fort justement Irène Pepperberg : "De telles facultés mentales pouvaient il n'y a pas si longtemps, être perçues comme au delà des facultés d'un oiseau".

Un autre perroquet a par ailleurs battu un record d'Alex en comptant régulièrement jusqu'à neuf. Il devait laisser passer 8 boites avant d'ouvrir celle contenant son manger. Quand il était troublé par un incident extérieur, il reprenait au début.

 

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Pieuvres

La réputation de la pieuvre a été fort injustement ternie par les pages délirantes du père Hugo dans Les travailleurs de la mer.

1992. Deux chercheurs italiens, Graziano Fiorito et Pietro Scotto, soumettent des pieuvres de l'espèce la plus commune à un test un rien cruel. Les animaux doivent chercher leur nourriture derrière des boules blanches ou rouges... mais si les rouges leur apportent ce qu'elles cherchent, les blanches déclenchent une décharge électrique. Résultat, non seulement elles comprennent assez vite, ce qui n'a rien d'extraordinaire en fait d'intelligence animale, mais celles qui ont eu la chance d'assister à l'expérience sur leurs congénères avant d'y participer elles-mêmes comprennent bien plus vite encore. Il paraît improbable qu'il s'agisse de communication chez une espèce aussi peu grégaire.

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Brèves
(tirées de Sally Boysen, Les animaux les plus malins de la planète, Dunod, 2009)

  • Les chimpanzés, mais aussi les capucins, sont sensibles à l'iniquité. Quand on leur apprend à accomplir certaines tâches en échange de nourriture, et qu'ils peuvent constater qu'un camarade, dans une cage voisine, est mieux rétribué, ils peuvent se fâcher au point de refuser la nourriture, ou bouder.
  • Des populations d'orang-outans de Sumatra, séparés par des rivières infranchissables pour eux, mais vivant dans les mêmes biotomes exactement, on acquis des coutumes ou cultures différentes (utilisation ou non d'outils, etc.). Observations similaires chez des chimpanzés mais aussi des macaques japonais.
  • Certaines fourmis du Sahara retrouvent leur fourmilière, après une quête de nourriture, en comptant leurs pas. On a pu le vérifier en allongeant ou raccourcissant artificiellement leurs pattes.