7 : SACRIFICES HUMAINS
 


Ces pages sont consacrées aux discours autogènes, rumeurs, idéologies, ensembles d'informations que l'on tend à répéter le plus possible, à prendre en compte le plus possible, poussé(e) à cela non par la valeur de ce discours, mais par une illusion qui se transmet en même temps que lui.  Retour au menu

(NB cette page étant une des plus visitées de ce site, je me permets de suggérer aussi une visite ici...)   


On sait que beaucoup de peuples ont, à un certain stade de leur histoire, pratiqué le sacrifice humain, qui consiste à faire mourir une ou plusieurs personnes pour en retirer un bénéfice.

C'est César qui nous explique que les Gaulois brûlaient rituellement un certain nombre d'hommes au solstice d'été. Les Phéniciens (y compris les Carthaginois) sacrifiaient surtout leurs enfants mâles, brûlés vifs pour satisfaire le Dieu Baal et obtenir ses faveurs. Les Hébreux, y compris leurs rois, ont très souvent suivi leurs voisins phéniciens, donc adoré de la même atroce façon Baal, mais aussi sacrifié leurs enfants pour se concilier Yahwé. Et ce, malgré les interdictions et les imprécations répétées de leurs prophètes : "C'est l'amour que je veux, non le sacrifice ; la connaissance de Dieu, non les holocaustes" (Osée, VI, 6). De même, bien que Zoroastre ait aboli les sacrifices humains, et alors que les Perses Achéménides avaient adopté sa religion, la reine Amestris, épouse de Xerxès, a fait enterrer vivants 12 hommes pour se concilier le monde souterrain. Avant leur conversion au Christianisme sous Vladimir le grand (dixième siècle de notre ère), les Russes sacrifiaient régulièrement au dieu Péroun des personnes tirées au sort parmi la population. Les anciens  Egyptiens sacrifiaient chaque jour, d'après l'historien Manéthon, trois hommes, jusqu'à ce que le Pharaon Amasis (569-539) les fît remplacer par trois statues de cire. En Inde, le sacrifice humain a pris de multiples formes, la plus connue étant l'immolation, en principe volontaire, des veuves sur le bûcher funéraire de leurs maris (et cette coutume semble aujourd'hui renaître, si l'on ose dire, de ses cendres). Enfin, à partir de 1995, l'organisation dite "le Temple solaire" a sacrifié plusieurs dizaines de personnes en Suisse, en France et au Canada. Etc.

L'idée de sacrifier un homme pour en tirer avantage n'est pas en soi autogène. Un sacrifice, au sens le plus large, est le fait de renoncer à quelque chose de précieux pour obtenir autre chose que l'on estime encore plus précieux. Donc même le sacrifice de la vie peut être considéré comme rationnel, pourvu qu'il y ait une contre-partie jugée suffisante. Les pilotes de guerre japonais de 1944-1945 se trouvaient placés, en simplifiant, devant le choix suivant. Ou ils attaquaient les navires américains de la façon classique (bombardement en piqué suivi d'une remontée en chandelle) et ils avaient de l'ordre de soixante-dix pour cent de risque d'être tués, vu l'efficacité de l'artillerie adverse, et dix pour cent de chances d'atteindre leur cible, ou bien ils adoptaient la nouvelle technique kamikaze, et le risque d'être tué passait à cent pour cent, mais les chances de faire mouche étaient triplées ou davantage. Un calcul élémentaire prouve que le choix de la deuxième solution était rationnel, à condition d'attacher plus de prix à la victoire qu'à leur vie. Le cas, plus actuel, des "kamikazes" islamistes est plus ambigu, dans la mesure où ils espèrent gagner ainsi plus sûrement le paradis. Mais il y a encore au premier plan la recherche d'une efficacité bien réelle.

 Même si le "gain" obtenu par le sacrifice paraît dérisoire, on peut éventuellement parler de névrose, individuelle ou collective, mais pas d'idée autogène, tant que le sacrifice est objectivement efficace. Ce n'est pas la nature de l'enjeu qui fait que l'idée de sacrifice peut être autogène. C'est le lien de cause à effet que l'on suppose, forcément, entre le sacrifice lui-même et le bénéfice que l'on en escompte, pour soi ou pour les autres. Si ce lien est largement dicté par l'imagination, en insistant plus sur les conséquences que sur la nature de la causalité, et s'il élude d'une manière ou d'une autre la vérification, on a un discours autogène du même type que les chaînes de lettres. Dans les deux cas, une personne accomplit une action pour obtenir certains résultats heureux, alors qu'il n'y a aucune espèce de raison objective de croire que cette action amènera ces résultats. Elle semble y être incitée essentiellement par l'exemple d'autres personnes.

La différence, c'est bien sûr le prix de l'action, nettement plus élevé que le temps et le papier perdus à recopier les niaiseries de la "chaîne Saint Antoine".

Nanauatzin
Les champions incontestés des sacrifices humains ont été les Aztèques, avant la conquête espagnole. Les estimations du nombre de sacrifiés tournent autour de cinquante mille par an. Lors de certains jours de fête, on tuait jusqu'à vingt mille hommes. Les conquistadores espagnols ont pu dénombrer cent-trente-six mille têtes coupées en un seul endroit. Et ces chiffres ne prennent pas en compte les morts au combat, car c'était la guerre qui fournissait le gros des sacrifiés. Quand les guerres extérieures ne suffisaient pas, on organisait parfois des guerres civiles sans autre enjeu que le sang à verser sur les pyramides.

Si nous reprenons une fois de plus l'analogie avec les lettres-chaînes et leur misionnaire-légionnaire ou leur enfant cancéreux, il fallait, pour soutenir un tel carnage, un "mythe initial" extrêmement impressionnant, horrible et émouvant, sinistre et fascinant à la fois. Ce mythe, ou le plus important de ces mythes, nous a été conservé.

En ce temps-là, les dieux venaient de créer le monde. Mais, ce monde, plongé dans le chaos et les ténèbres, n'était pas satisfaisant. Les dieux se réunirent alors, et réfléchirent à la façon d'éclairer le monde. Ils décidèrent que deux d'entre eux devaient en être chargés, et pour cela se jeter d'eux-mêmes dans un brasier. Qui serait volontaire ? "Moi, dit Tecuciztecatl, je me jetterai dans le feu pour éclairer le monde..." Mais il en fallait un autre, et personne ne se décidait. Alors, on désigna d'office Nanauatzin, un dieu petit, difforme et couvert de pustules, qui depuis le début écoutait timidement les autres, sans jamais oser prendre la parole. Or, il se réjouit de cette mission et l'accepta avec empressement.

On prépara le rite pendant quatre jours. Un énorme brasier fut alors allumé. Le moment fatidique arriva. "Tecuciztecatl, ordonnèrent les autres, jette-toi dans le feu !" Le volontaire s'avança, mais la chaleur infernale le fit reculer une première fois, puis une deuxième fois... après sa quatrième tentative, toujours vaine, les autres estimèrent qu'il ne serait pas convenable d'essayer davantage, et le malheureux regagna honteusement sa place. "Nanauatzin, jette-toi dans le feu !" Nanauatzin prit son élan, ferma les yeux, et d'un bond gagna le milieu du feu où ses chairs se mirent aussitôt à grésiller. Ce que voyant, Tecuciztecatl trouva enfin le courage qui lui manquait, et réussit à faire de même. Son hésitation précédente lui valut de n'être que la lune, tandis que Nanauatzin devenait Tonatiuh, le soleil.

Le nouvel astre du jour se leva quelques heures plus tard, mais il ne pouvait encore avancer dans le ciel comme il devait. Il lui fallait l'"eau précieuse", l'énergie sacrificielle. Les autres dieux ne se dérobèrent pas à leur devoir. L'un après l'autre, ils allèrent s'offrir au couteau de pierre de Quetzalcoatl, qui leur ouvrit à tous la poitrine pour en extraire le coeur. Et après les dieux, il fallut que les hommes, nouvellement créés, dévouent certains d'entre eux pour faire marcher le soleil... Le mythe initial n'est que le premier élément. Il faut un ensemble de promesses et de menaces à la hauteur des actes exigés et consentis. La menace était claire : si le soleil ne recevait pas sa part de coeurs humains jaillis des poitrines défoncées à vif, il cesserait d'éclairer le monde. Qui oserait proposer un moratoire, au risque d'éteindre le soleil ? Quant à la promesse, c'était tout simplement celle du paradis pour les sacrifiés. Car leurs files d'attentes s'étendaient parfois sur des kilomètres, 
et tout mouvement de révolte ou de panique aurait gravement perturbé la cérémonie. C'était d'autant plus convainquant que l'au-delà des non-sacrifiés, si vertueux qu'ils aient été, n'avait rien de très excitant.

Quand à l'événement réel qui a pu être à l'origine du mythe, on ne peut plus que l'imaginer (!), mais ce n'est pas forcément difficile. Nous allons voir qu'un auteur connu propose une explication qui a l'avantage de correspondre à un processus extrêmement répandu.
 
 

BOUCS ÉMISSAIRES

D'après la Bible, les boucs émissaires étaient chassés dans le désert, et censés emporter avec eux les péchés d'Israël. L'expression a pris dans la suite une autre signification, qui nous intéresse davantage. Il désigne une personne ou un groupe de personnes accusés injustement et délibérément d'un dommage, souvent pour masquer les vraies responsabilités et protéger les vrais auteurs, trop puissants.

Le mécanisme du bouc émissaire a été particulièrement étudié, et mis en avant, par le philosophe français René Girard ("Le bouc émissaire", Grasset, 1982), qui y voit un processus essentiel, sinon le seul, de formation des mythes d'une part, de communautés humaines soudées et dynamiques d'autre part. Le processus le plus complet et le plus typique suppose une situation de crise qui menace gravement une communauté humaine. L'exemple littéraire le plus frappant n'est autre, bien sûr, que la fable "Les animaux malades de la peste" de Jean de La Fontaine. Et de fait, les épidémies de peste ont souvent suscité des boucs émissaires, des Juifs en particulier pour l'Occident. Car dans leurs efforts désespérés pour trouver un remède à la crise, les hommes en viennent à chercher frénétiquement un "coupable" ou une "victime expiatoire".

Il faut surtout éviter que cette victime soit membre d'une famille ou d'un clan puissant qui cherchera à la venger, déclenchant une escalade sans fin de la violence, sans pour autant résoudre la crise. En l'an 34 de l'Hégire, 656 de notre ère, Othman, troisième calife, gentil vieillard de moeurs austères et irréprochables mais incapable de résister aux sollicitations de son clan, fut massacré par une bande d'émeutiers. Cette mort déchaîna une longue série de violence, dont je traite dans une autre page.

Le bouc émissaire idéal est-il donc quelqu'un que chacun hait ou méprise ? Pas forcément. Après quelques tâtonnements, si tant est que quelqu'un contrôle l'opération, il peut apparaître qu'il vaut mieux désigner non pas les hommes les plus méchants mais au contraire les meilleurs, dans tous les sens du mot, et pour deux raisons. La première est que, étant les meilleurs, on attend plus d'eux que des autres... or ils sont aussi impuissants à faire cesser la crise. La deuxième est que, étant les meilleurs, ils ne s'attendent pas du tout à un tel sort. Donc ils n'ont pas du tout songé à susciter des réseaux de solidarité capables de les protéger, ni à rechercher eux-mêmes des boucs émissaires possibles pour faire diversion. D'après Girard, l'aboutissement le plus typique est un meurtre collectif (c'est-à-dire perpétré par une foule, dans un terrifiant déchaînement de violence, ce qu'on 
appelle un lynchage). Quand ce n'est pas possible, on peut solliciter la Justice, quelle qu'elle soit, et éventuellement forcer la main à un Pilate sincèrement ou hypocritement désolé.

Il y a donc un premier discours autogène en amont, sous la forme d'une rumeur accusatrice plus ou moins délirante. Le second est plus original, plus intéressant, et c'est en aval qu'on le trouve, bien après l'accomplissement du crime et le dénouement de la crise (dénouement que le crime n'a en rien précipité).

La communauté se trouve placée devant une contradiction redoutable. D'une part elle a conscience d'avoir perpétré un acte imbécile, lâche et injuste, donc triplement honteux. Mais, d'autre part, cet acte si méprisable en lui-même à soudé les liens au sein du groupe, qui s'est trouvé par la suite bien plus uni, plus harmonieux et plus dynamique. Comment effacer la honte sans perdre tout à fait le souvenir de cette naissance ou renaissance ? En déguisant le souvenir, nous dit Girard. La communauté se trouve donc contrainte de produire une version pas trop éloignée du modèle mais qui néanmoins soit uniquement valorisante, et qui plaise, que chacun ait envie de retenir et de répéter. Bref, elle doit produire un discours autogène. Au besoin, en s'y reprenant à plusieurs fois, mais néanmoins très vite. La hâte est une grande productrice de discours autogènes, nous en verrons d'autres exemples.

Une première façon, si la victime était vraiment trop prestigieuse, est de nier le meurtre, de le transformer en apothéose, au sens originel du terme : le personnage devient une divinité. Girard cite le cas de Romulus, le fondateur légendaire de Rome. Romulus, donc, aurait été enlevé au ciel au cours d'un violent orage, et depuis, devenu dieu, il veillerait sur la ville qui porte toujours son nom. Cette version est présentée comme "officielle" par l'historien Tite Live, écrivant au temps d'Auguste. Plutarque, un siècle et demi plus tard, la cite également. Mais tous deux présentent aussi une autre version, que le premier considère en principe comme ragots méprisables. Romulus aurait été assassiné par les sénateurs assemblés autour de lui...

Deuxième méthode, montrer que le bouc émissaire, si bienfaisant qu'il ait pu être, était malgré tout secrètement coupable... éventuellement à son insu.

Oedipe, roi légendaire de la cité grecque de Thèbes, est surtout connu de nos jours pour incarner, plutôt mal d'ailleurs, le complexe qui porte son nom. On oublie que ses sujets lui ont imputé une épidémie de peste, et qu'ils l'ont banni en conséquence. Mais comme c'était aussi un excellent roi, ils ont "rationalisé" (au sens freudien du mot !) sa condamnation en lui reprochant aussi le meurtre de son père et l'inceste avec sa mère.

 Troisième méthode, montrer que le meurtre n'était pas intentionnel.

C'est encore à Girard que nous empruntons l'exemple suivant de "bouc émissaire arrangé". C'est l'histoire de Baldr (ou Balder, ou Baldur pour les Allemands), dieu scandinave suprêmement sage et bon, qui jamais n'agressait personne. Un jour, des rêves l'avertissent qu'il est menacé de mort. Sa mère Frigg fait jurer à tous les êtres animés ou inanimés de ne pas lui faire de mal. Baldr est donc absolument invulnérable. Les autres dieux, ses compagnons, trouvent alors amusant de lui lancer toutes sortes de projectiles mortels, et il s'y prête volontiers puisqu'il ne craint plus rien. Mais le perfide Loki (Loge en allemand) réussit, par ruse, à savoir qu'un certain arbuste insignifiant n'a pas prêté le serment. Il met vicieusement cet arbuste dans la main de Höhr, un dieu aveugle, qui blesse mortellement le gentil Baldr.

"Pourquoi ce mythe, demande Girard, prend-il un chemin aussi bizarre et détourné pour arriver au même résultat, à peu près, que mille autres mythes, la mort violente d'un dieu frappé par d'autres dieux, ses compagnons tous coalisés contre lui ? (...) La seule réponse vraisemblable et même concevable, il me semble, c'est que la version du mythe analysée par nous n'est pas première. Elle doit se greffer sur une version plus ancienne qui faisaient de Baldr la victime du meurtre collectif le plus banal..."

Girard raisonne d'une manière comparable pour expliquer l'origine du mythe aztèque de création du soleil et de la lune, évoqué ci-dessus, et qui a pu être une exécution réelle. La nature "divine" des protagonistes, dans les deux cas, n'indique pas que toute l'histoire est imaginaire, mais suggère un autre type d'édulcoration, de distanciation, pour ôter toute honte du souvenir sans le perdre tout à fait. L'"apothéose" finale de Romulus (et de bien d'autres) montrerait le même processus, à un stade moins avancé : le personnage n'est pas dieu mais le devient au moment de sa disparition.

René Girard, très porté à scruter les textes d'origine des auteurs grecs ou latins pour rectifier certaines traductions, ne s'est apparemment pas soucié du "bouc émissaire" originel, celui que les Hébreux "chargeaient" régulièrement des péchés d'Israël, et chassaient dans le désert. Pour lui, comme pour à peu près tous les lecteurs modernes de la Bible, ce bouc était bien un bouc, le mâle 
de l'espèce Capra aegagrius, notre bonne vieille chèvre domestique, dont les chances de survie dans le désert devaient être à peu près nulles. Or une étude plus fouillée fait apparaître qu'il s'agissait peut-être bien d'un mâle de l'espèce Homo sapiens ! Le mot utilisé est (au pluriel) "seïrim", ce qui signifie littéralement "velu", dont on a fait curieusement "bouc velu" qui se dirait "seïreï izim". 

Il est plus vraisemblable que ce "velu" était un homme. Et il n'est pas nécessaire de supposer un cousin moyen-oriental du Yéti himalayen pour expliquer le caractère velu. Ce pouvait être le résultat d'une première distorsion, dont le mécanisme précis nous échappe. Nous ne pouvons plus que l'imaginer, mais là encore ce n'est pas difficile.

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