On sait que beaucoup de peuples ont, à
un certain stade de leur histoire, pratiqué le sacrifice humain,
qui consiste à faire mourir une ou plusieurs personnes pour en
retirer un bénéfice.
C'est César qui nous explique que les
Gaulois brûlaient rituellement un certain nombre d'hommes au solstice
d'été. Les Phéniciens (y compris les Carthaginois)
sacrifiaient surtout leurs enfants mâles, brûlés
vifs pour satisfaire le Dieu Baal et obtenir ses faveurs. Les Hébreux,
y compris leurs rois, ont très souvent suivi leurs voisins phéniciens,
donc adoré de la même atroce façon Baal, mais aussi
sacrifié leurs enfants pour se concilier Yahwé. Et ce,
malgré les interdictions et les imprécations répétées
de leurs prophètes : "C'est l'amour que je veux, non le sacrifice
; la connaissance de Dieu, non les holocaustes" (Osée, VI, 6).
De même, bien que Zoroastre ait aboli les sacrifices humains,
et alors que les Perses Achéménides avaient adopté
sa religion, la reine Amestris, épouse de Xerxès, a fait
enterrer vivants 12 hommes pour se concilier le monde souterrain. Avant
leur conversion au Christianisme sous Vladimir le grand (dixième
siècle de notre ère), les Russes sacrifiaient régulièrement
au dieu Péroun des personnes tirées au sort parmi la population.
Les anciens Egyptiens sacrifiaient
chaque jour, d'après l'historien Manéthon, trois hommes,
jusqu'à ce que le Pharaon Amasis (569-539) les fît remplacer
par trois statues de cire. En Inde, le sacrifice humain a pris de multiples
formes, la plus connue étant l'immolation, en principe volontaire,
des veuves sur le bûcher funéraire de leurs maris (et cette
coutume semble aujourd'hui renaître, si l'on ose dire, de
ses cendres). Enfin, à partir de 1995,
l'organisation dite "le Temple solaire" a sacrifié plusieurs
dizaines de personnes en Suisse, en France et au Canada. Etc.
L'idée de sacrifier un homme pour en tirer
avantage n'est pas en soi autogène. Un sacrifice, au sens le
plus large, est le fait de renoncer à quelque chose de précieux
pour obtenir autre chose que l'on estime encore plus précieux.
Donc même le sacrifice de la vie peut être considéré
comme rationnel, pourvu qu'il y ait une contre-partie jugée suffisante.
Les pilotes de guerre japonais de 1944-1945 se trouvaient placés,
en simplifiant, devant le choix suivant. Ou ils attaquaient les navires
américains de la façon classique (bombardement en piqué
suivi d'une remontée en chandelle) et ils avaient de l'ordre
de soixante-dix pour cent de risque d'être tués, vu l'efficacité
de l'artillerie adverse, et dix pour cent de chances d'atteindre leur
cible, ou bien ils adoptaient la nouvelle technique kamikaze, et le
risque d'être tué passait à cent pour cent, mais
les chances de faire mouche étaient triplées ou davantage.
Un calcul élémentaire prouve que le choix de la deuxième
solution était rationnel, à condition d'attacher plus
de prix à la victoire qu'à leur vie. Le cas, plus actuel,
des "kamikazes" islamistes est plus ambigu, dans la mesure où
ils espèrent gagner ainsi plus sûrement le paradis. Mais
il y a encore au premier plan la recherche d'une efficacité bien
réelle.
Même si le "gain" obtenu par le sacrifice
paraît dérisoire, on peut éventuellement parler
de névrose, individuelle ou
collective, mais pas d'idée autogène, tant que le sacrifice
est objectivement efficace. Ce n'est
pas la nature de l'enjeu qui fait que l'idée de sacrifice peut
être autogène. C'est le lien de cause à effet que
l'on suppose, forcément, entre le sacrifice lui-même et
le bénéfice que l'on en escompte, pour soi ou pour les
autres. Si ce lien est largement dicté par l'imagination, en
insistant plus sur les conséquences que sur la nature de la causalité,
et s'il élude d'une manière ou d'une autre la vérification,
on a un discours autogène du même type que les chaînes
de lettres. Dans les deux cas, une
personne accomplit une action pour obtenir certains résultats
heureux, alors qu'il n'y a aucune espèce de raison objective
de croire que cette action amènera ces résultats. Elle
semble y être incitée essentiellement par l'exemple d'autres
personnes.
La différence, c'est bien sûr le
prix de l'action, nettement plus élevé que le temps et
le papier perdus à recopier les niaiseries de la "chaîne
Saint Antoine".
Nanauatzin
Les champions incontestés des sacrifices
humains ont été les Aztèques, avant la conquête
espagnole. Les estimations du nombre de sacrifiés tournent autour
de cinquante mille par an. Lors de certains jours de fête, on
tuait jusqu'à vingt mille hommes. Les conquistadores espagnols
ont pu dénombrer cent-trente-six mille têtes coupées
en un seul endroit. Et ces chiffres ne prennent pas en
compte les morts au combat, car c'était la guerre qui fournissait
le gros des sacrifiés. Quand les guerres extérieures ne
suffisaient pas, on organisait parfois des guerres civiles sans autre
enjeu que le sang à verser sur les pyramides.
Si nous reprenons une fois de plus l'analogie
avec les lettres-chaînes et leur misionnaire-légionnaire
ou leur enfant cancéreux, il fallait, pour soutenir un tel carnage,
un "mythe initial" extrêmement impressionnant, horrible et émouvant,
sinistre et fascinant à la fois. Ce mythe, ou le plus important
de ces mythes, nous a été conservé.
En ce temps-là, les dieux venaient de
créer le monde. Mais, ce monde, plongé dans le chaos et
les ténèbres, n'était pas satisfaisant. Les dieux
se réunirent alors, et réfléchirent à la
façon d'éclairer le monde. Ils décidèrent
que deux d'entre eux devaient en être chargés, et pour
cela se jeter d'eux-mêmes dans un brasier. Qui serait volontaire ?
"Moi, dit Tecuciztecatl, je me jetterai dans le feu pour éclairer
le monde..." Mais il en fallait un autre, et personne ne se décidait.
Alors, on désigna d'office Nanauatzin, un dieu petit, difforme
et couvert de pustules, qui depuis le début écoutait timidement
les autres, sans jamais oser prendre la parole. Or, il se réjouit
de cette mission et l'accepta avec empressement.
On prépara le rite pendant quatre jours.
Un énorme brasier fut alors allumé. Le moment fatidique
arriva. "Tecuciztecatl, ordonnèrent les autres, jette-toi dans
le feu !" Le volontaire s'avança, mais la chaleur infernale
le fit reculer une première fois, puis une deuxième fois...
après sa quatrième tentative, toujours vaine, les autres
estimèrent qu'il ne serait pas convenable d'essayer davantage,
et le malheureux regagna honteusement sa place. "Nanauatzin, jette-toi
dans le feu !" Nanauatzin prit son
élan, ferma les yeux, et d'un bond gagna le milieu du feu où
ses chairs se mirent aussitôt à grésiller. Ce que
voyant, Tecuciztecatl trouva enfin le courage qui lui manquait, et réussit
à faire de même. Son hésitation précédente
lui valut de n'être que la lune, tandis que Nanauatzin devenait
Tonatiuh, le soleil.
Le nouvel astre du jour se leva quelques heures
plus tard, mais il ne pouvait encore avancer dans le ciel comme il devait.
Il lui fallait l'"eau précieuse", l'énergie sacrificielle.
Les autres dieux ne se dérobèrent pas à leur devoir.
L'un après l'autre, ils allèrent s'offrir au couteau de
pierre de Quetzalcoatl, qui leur ouvrit à tous la poitrine pour
en extraire le coeur. Et après les dieux, il fallut que les hommes,
nouvellement créés, dévouent certains d'entre eux
pour faire marcher le soleil... Le
mythe initial n'est que le premier élément. Il faut un
ensemble de promesses et de menaces à la hauteur des actes exigés
et consentis. La menace était claire : si le soleil ne recevait
pas sa part de coeurs humains jaillis des poitrines défoncées
à vif, il cesserait d'éclairer le monde. Qui oserait proposer
un moratoire, au risque d'éteindre le soleil ? Quant à
la promesse, c'était tout simplement celle du paradis pour les
sacrifiés. Car leurs files d'attentes s'étendaient parfois
sur des kilomètres,
et tout mouvement de révolte ou
de panique aurait gravement perturbé la
cérémonie. C'était d'autant plus
convainquant que l'au-delà des non-sacrifiés,
si vertueux qu'ils aient été, n'avait rien de
très excitant.
Quand à l'événement réel
qui a pu être à l'origine du mythe, on ne peut plus que
l'imaginer (!), mais ce n'est pas forcément difficile. Nous allons
voir qu'un auteur connu propose une explication qui a l'avantage de
correspondre à un processus extrêmement répandu.
BOUCS
ÉMISSAIRES
D'après la Bible, les boucs émissaires
étaient chassés dans le désert, et censés
emporter avec eux les péchés d'Israël. L'expression
a pris dans la suite une autre signification, qui nous intéresse
davantage. Il désigne une personne ou un groupe de personnes
accusés injustement et délibérément d'un
dommage, souvent pour masquer les vraies responsabilités et protéger
les vrais auteurs, trop puissants.
Le mécanisme du bouc émissaire
a été particulièrement étudié, et
mis en avant, par le philosophe français René Girard ("Le
bouc émissaire", Grasset, 1982), qui y voit un processus essentiel,
sinon le seul, de formation des mythes d'une part, de communautés
humaines soudées et dynamiques d'autre
part. Le processus le plus complet et le plus typique suppose une situation
de crise qui menace gravement une communauté humaine. L'exemple
littéraire le plus frappant n'est autre, bien sûr, que
la fable "Les animaux malades de la peste" de Jean de La Fontaine. Et
de fait, les épidémies de peste ont souvent suscité
des boucs émissaires, des Juifs en particulier pour l'Occident.
Car dans leurs efforts désespérés pour trouver
un remède à la crise, les hommes en viennent à
chercher frénétiquement un "coupable" ou une "victime
expiatoire".
Il faut surtout éviter que cette victime
soit membre d'une famille ou d'un clan puissant qui cherchera à
la venger, déclenchant une escalade sans fin de la violence,
sans pour autant résoudre la crise. En l'an 34 de l'Hégire,
656 de notre ère, Othman, troisième calife, gentil vieillard
de moeurs austères et irréprochables mais incapable de
résister aux sollicitations de son clan, fut massacré
par une bande d'émeutiers. Cette mort déchaîna une
longue série de violence, dont je traite dans une autre
page.
Le bouc émissaire idéal est-il
donc quelqu'un que chacun hait ou méprise ? Pas forcément.
Après quelques tâtonnements, si tant est que quelqu'un
contrôle l'opération, il peut apparaître qu'il vaut
mieux désigner non pas les hommes les plus méchants mais
au contraire les meilleurs, dans tous les sens du mot, et pour deux
raisons. La première est que, étant les meilleurs, on
attend plus d'eux que des autres... or ils sont aussi impuissants à
faire cesser la crise. La deuxième est que, étant les
meilleurs, ils ne s'attendent pas du tout à un tel sort. Donc
ils n'ont pas du tout songé à susciter des réseaux
de solidarité capables de les protéger, ni à rechercher
eux-mêmes des boucs émissaires possibles pour faire diversion.
D'après Girard, l'aboutissement le plus typique est un meurtre
collectif (c'est-à-dire perpétré par une foule,
dans un terrifiant déchaînement de violence, ce qu'on
appelle un lynchage). Quand ce n'est pas possible,
on peut solliciter la Justice, quelle qu'elle soit, et éventuellement
forcer la main à un Pilate sincèrement ou hypocritement
désolé.
Il y a donc un premier discours autogène
en amont, sous la forme d'une rumeur accusatrice plus ou moins délirante.
Le second est plus original, plus intéressant, et c'est en aval
qu'on le trouve, bien après l'accomplissement du crime et le
dénouement de la crise (dénouement que le crime n'a en
rien précipité).
La communauté se trouve placée
devant une contradiction redoutable. D'une part elle a conscience d'avoir
perpétré un acte imbécile, lâche et injuste,
donc triplement honteux. Mais, d'autre part, cet acte si méprisable
en lui-même à soudé les liens au sein du groupe,
qui s'est trouvé par la suite bien plus uni, plus harmonieux
et plus dynamique. Comment effacer la honte sans perdre tout à
fait le souvenir de cette naissance ou renaissance ? En déguisant
le souvenir, nous dit Girard. La communauté se trouve donc contrainte
de produire une version pas trop éloignée du modèle
mais qui néanmoins soit uniquement valorisante, et qui plaise,
que chacun ait envie de retenir et de répéter. Bref, elle
doit produire un discours autogène. Au besoin, en s'y reprenant
à plusieurs fois, mais néanmoins
très vite. La hâte est une grande productrice de discours
autogènes, nous en verrons d'autres exemples.
Une première façon, si la victime
était vraiment trop prestigieuse, est de nier le meurtre, de
le transformer en apothéose, au sens originel du terme : le personnage
devient une divinité. Girard cite le cas de Romulus, le fondateur
légendaire de Rome. Romulus, donc, aurait été enlevé
au ciel au cours d'un violent orage, et depuis, devenu dieu, il veillerait
sur la ville qui porte toujours son nom. Cette version est présentée
comme "officielle" par l'historien Tite Live, écrivant au temps
d'Auguste. Plutarque, un siècle
et demi plus tard, la cite également. Mais tous deux présentent
aussi une autre version, que le premier considère en principe
comme ragots méprisables. Romulus aurait été assassiné
par les sénateurs assemblés autour de lui...
Deuxième méthode, montrer que le
bouc émissaire, si bienfaisant qu'il ait pu être, était
malgré tout secrètement
coupable... éventuellement à son insu.
Oedipe, roi légendaire de la cité
grecque de Thèbes, est surtout connu de nos jours pour incarner,
plutôt mal d'ailleurs, le complexe qui porte son nom. On oublie
que ses sujets lui ont imputé une épidémie de peste,
et qu'ils l'ont banni en conséquence. Mais comme c'était
aussi un excellent roi, ils ont "rationalisé" (au sens freudien
du mot !) sa condamnation en lui reprochant aussi le meurtre de
son père et l'inceste avec sa mère.
Troisième
méthode, montrer que le meurtre n'était pas
intentionnel.
C'est encore à Girard que nous empruntons
l'exemple suivant de "bouc émissaire arrangé". C'est l'histoire
de Baldr (ou Balder, ou Baldur pour les Allemands), dieu scandinave
suprêmement sage et bon, qui jamais n'agressait personne. Un jour,
des rêves l'avertissent qu'il est menacé de mort. Sa mère
Frigg fait jurer à tous les êtres animés ou inanimés
de ne pas lui faire de mal. Baldr est donc absolument
invulnérable. Les autres dieux, ses compagnons, trouvent alors
amusant de lui lancer toutes sortes de projectiles mortels, et il s'y
prête volontiers puisqu'il ne craint plus rien. Mais le perfide
Loki (Loge en allemand) réussit, par ruse, à savoir qu'un
certain arbuste insignifiant n'a pas prêté le serment.
Il met vicieusement cet arbuste dans la main de Höhr, un dieu aveugle,
qui blesse mortellement le gentil Baldr.
"Pourquoi ce mythe, demande Girard, prend-il
un chemin aussi bizarre et détourné pour arriver au même
résultat, à peu près, que mille autres mythes,
la mort violente d'un dieu frappé par d'autres dieux, ses compagnons
tous coalisés contre lui ? (...) La seule réponse
vraisemblable et même concevable, il me semble, c'est que la version
du mythe analysée par nous n'est pas première. Elle doit
se greffer sur une version plus ancienne qui faisaient de Baldr la victime
du meurtre collectif le plus banal..."
Girard raisonne d'une manière comparable
pour expliquer l'origine du mythe aztèque de création
du soleil et de la lune, évoqué ci-dessus, et qui a pu
être une exécution réelle. La nature "divine" des
protagonistes, dans les deux cas, n'indique pas que toute l'histoire
est imaginaire, mais suggère un autre type d'édulcoration,
de distanciation, pour ôter toute honte du souvenir sans le perdre
tout à fait. L'"apothéose" finale de Romulus (et de bien
d'autres) montrerait le même processus, à un stade moins
avancé : le personnage n'est pas dieu mais le devient au moment
de sa disparition.
René Girard, très porté
à scruter les textes d'origine des auteurs grecs ou latins pour
rectifier certaines traductions, ne s'est apparemment pas soucié
du "bouc émissaire" originel, celui que les Hébreux "chargeaient"
régulièrement des péchés d'Israël,
et chassaient dans le désert. Pour lui, comme pour à peu
près tous les lecteurs modernes de la Bible, ce bouc était
bien un bouc, le mâle
de l'espèce Capra aegagrius,
notre bonne vieille chèvre domestique, dont les
chances de survie dans le désert devaient être
à peu près nulles. Or une étude plus
fouillée fait apparaître qu'il s'agissait
peut-être bien d'un mâle de l'espèce Homo
sapiens ! Le mot utilisé est (au pluriel)
"seïrim", ce qui signifie littéralement "velu",
dont on a fait curieusement "bouc velu" qui se dirait
"seïreï izim".
Il est plus vraisemblable que ce
"velu" était un homme. Et il n'est pas
nécessaire de supposer un cousin moyen-oriental du
Yéti himalayen pour expliquer le caractère
velu. Ce pouvait être le résultat d'une
première distorsion, dont le mécanisme
précis nous échappe. Nous ne pouvons plus que
l'imaginer, mais là encore ce n'est pas
difficile.
|