8 juin  2010

Nouvelles
(bribes de vécu)


Il s'agit bien sûr de romans très courts. Plutôt des exercices au moins au départ (l'appétit vient en mangeant) et j'aimerais que l'on s'intéressât à ceci. Depuis fin juillet 2010 il y a aussi les  historiques, les grinçantes, les drôles... ici, ce sont (en gros) des choses que j'ai connues.
                  Le maître             Question pour un...         Routine
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 Le maître

        Je pense toujours à lui, mais pourquoi ? Je l’ai connu il y a quarante ans, j’ai largement oublié les autres. Il a été mon prof d’anglais de terminale, mais, vu mon quatre au bac en cette matière, let us forget. Il était frère mariste, rien d’extraordinaire puisque j’étais au lycée « chez les frères ». D’où me viens cette obsession qu’il a peut-être été, ou manqué d’être, mon maître quelque part, que, de là où il est, il veille sur moi, ou se moque gentiment de moi ? Serait-ce simplement parce qu’il était toujours de bonne humeur ? Un exploit en soi car cette classe, école religieuse ou pas, deux ans après mai 68, était intenable, odieuse, dominée par un noyau dur particulièrement pervers. J’ai souvent, depuis, été confronté à la drogue, invité à y goûter, mais plus jamais avec autant d’insistance vicieuse que là. Les profs scientifiques s’en sortaient car c’était une classe scientifique et il y avait le bac au bout, mais pour les littéraires c’était l’enfer, surtout la malheureuse prof de philo qui ajoutait le handicap d’être une femme, la mixité n’était pas encore là. Lui prenait les chahuts avec le sourire, et donc ils étaient moins rudes. Il s’amusait beaucoup en se voyant invité, sur l’air de Frère Jacques, à « sonner les matines à poil ». Il émaillait ses cours de digressions audacieuses, surtout pour un religieux, allant jusqu’à laisser entendre que pour lui un certain Joseph avait dû donner au Saint-Esprit un coup de pouce, ou plutôt d’autre chose. On l’aimait bien. Quant à moi, il me semble que je l’aimais bien aussi, que je le trouvais sympathique, amusant, reposant, mais sans affection ni admiration ni fascination bien marquées. Mais aussi, qu’est-ce que je connaissais aux hommes en ce temps ?
          J’ai eu le bac, j’avais une vie à vivre, je n’ai plus pensé à lui pendant environ vingt-cinq ans. Et puis c’est le journal qui l’a rappelé à mon souvenir, et il y est resté. C’était bien lui en photo, son éternel sourire, seulement les cheveux plus clairs et plus rares. Il avait continué à enseigner au même endroit, ajoutant bénévolement l’organisation de séjours de langues. Et il s’était marié. Rien d’extraordinaire ni de dramatique pour un frère : ils font formellement au départ vœu de chasteté, vœu de pauvreté et vœu d’obéissance, mais s’ils souhaitent s’en dégager, pas de gros souci. Mais même pour un laïc enseignant pour le compte de l’Eglise, pour n’importe qui, il y a des règles. Il ne semble pas, et je crois encore moins, qu’il les ait transgressées, mais il n’en a pas moins buté dessus. Je n’ai pas tous les éléments, la nature humaine est souvent étrange, les limites de l’interdit ne sont pas toujours claires, mais lui, décidément, non, et pourtant... Je présume qu’il lui restait quelque chose de l’esprit soixante-huitard, qui n’était déjà plus de mise, et qu’on a pris pour de la lubricité perverse ce qui n’était que désinvolture souriante. Quoi qu’il en soit, parmi ses élèves, un ou une, je ne sais plus, l’a accusé de quelque chose d’inacceptable, de nature sexuelle. Il l’a nié. Un jour, il a reçu une lettre du tribunal. Il ne l’a pas ouverte, il s’est tué. Elle annonçait l’arrêt des poursuites, le non-lieu.

Questions pour un…

      C’était en octobre 1997. Deux ans auparavant il y avait eu les sélections : une centaine de personne dans une grande salle, une première batterie de quarante questions sur papier, la correction par le voisin ou la voisine, et les trois quart des candidats qu’on remercie gentiment et qui s’en vont. Je suis dans le bon quart et même plutôt dans les premiers. Une deuxième salve de quarante questions, je me dis que ça va encore être saignant, je fais de mon mieux, une erreur mais je le comprendrai plus tard. A ma surprise, plus personne n’est sorti. Il n’y a plus qu’un bref entretien individuel pour éliminer, on s’en cache à peine, les personnalités problématiques. Et rendez-vous dans deux ans.
          Annonce de l’invitation par téléphone, une dame fort aimable, acceptation, le billet de train et la réservation de l’hôtel envoyés par courrier, pas de quoi se plaindre (une de mes collègues avait alors de sérieux griefs contre L’Ecole des fans : elle avait payé le voyage pour découvrir que son bout-de-chou, simple remplaçant au cas où, ne passerait pas, à ses parents de lui expliquer…).
   Enfin le grand jour. Dernières recommandations de l’organisation, poudrage pour les hommes, maquillage plus élaboré pour les femmes. Six émissions sont enregistrées dans la journée, pour moi ce sera la cinquième. Un hall immense, des caméras et de l’électronique partout, beaucoup de monde. Il y a un public qu’on entend mais qu’on ne voit pas à la TV. Les candidats y attendent leur tour, reconnaissables à une pancarte avec leur prénom. Et Julien Lepers, omniprésent, virevoltant. Hors antenne, dans les pauses et les multiples interruptions techniques, il se montre plus audacieux qu’au petit écran. Il lance des « bonnes blagues », de grandioses imitations de ses confrères Nagui ou Patrice Lafont, et de multiples allusions à certaine récente et vilaine affaire de tricherie dans Interville. Je me prends à critiquer intérieurement certaines questions. Que vient faire dans les « rois de la mythologie grecque » Crésus, personnage historique et pas grec ?
        Nous sommes nourris à midi. Très bon, mais une disposition un peu surprenante : il y a deux rangées de tables parallèles, l’une pour les candidats, l’autre pour le personnel, cette dernière étant surélevée. On ne se mélange pas.
        Enfin mon tour. « Vous verrez, me glisse Clémentine à ma gauche, ça passe très vite ». Gentille, Clémentine, mais redoutable. Elle prépare une agrégation d’histoire et a surclassé ses concurrents la veille, c’est-à-dire il y a un quart d’heure, avec un brio qui me décourage. Enfin, c’est parti. De « cathèdre » en « yearling », je me tire le premier de la première partie. Surprise, c’est Clémentine qui est éliminée. C’est souvent le cas. Usure du premier passage ? Je découvrirai qu’il y a une autre explication.
         Deuxième partie, c’est donc à moi de choisir le premier mon sujet. Ancien enfant de Marie, assidu au catéchisme, « le péché » me convient très bien (même si j’ajoute hypocritement « sans conviction »). « Confession », « péché originel », « véniel », je suis à un poil du sans faute. Et voici que ma mémoire soudain défaillante me refuse l’« absolution » ! De quoi méditer et introspecter, mais ce n’est pas le moment ! Un « rédempteur » me rachèterait si je ne manquais ensuite l’« impeccable », et l’« indulgence » vient trop tard. Trois points, cela ne suffit pas toujours. Mais le suivant, avec qui j’ai discuté agréablement le matin, choisit un sujet marin, normal pour un Marseillais, donne « chalutage » pour « chalutier » et coule.
       
Troisième partie donc, l’« l’explication », terme consacré, avec Colette. Deux questions de suite nous laissent sans voix. Elles sont annulées comme bien souvent, les candidats ne sont pas forcément aussi forts qu’on le croit de son salon. Dans l’interruption qui suit, ma concurrente me glisse que le Drakensberg, elle n’en a jamais entendu parler. Moi, si, j’ai un ami qui y est allé, mais c’est « Ruwenzori » qui m’est venu à l’esprit, et d’ailleurs trop tard.
         Quelques échanges plus tard je me retrouve en tête et tout près du but. Un poisson à pêcher. Colette prend la « main » et risque une réponse, fausse. Un sélacien la murène ? Je vais te faire voir, ma petite ! Péché d’orgueil ? J’élimine mentalement « raie » et « poisson-scie », je ne sais quelle lubie me fait lancer « espadon » ! Je découvrirai chez moi que ce n’est pas plus un sélacien comme je me le figurais, c’est un thon, la honte. Colette a donc de nouveau la main et ferre le requin. Probablement dernière question, gastronomie, je laisse la main, elle ne revient pas. Colette trouve « moutarde » avec presque rien. Fini. Le cérémonial habituel, cadeaux Larousse, la bise rituelle à Colette qui se fera aussi avoir à son deuxième jour dans la foulée, décidément…
        Enfin, quelques semaines plus tard, j’ai compris. La deuxième série de questions aux sélections, c’est pour pouvoir constituer, sans le dire, des groupes homogènes. Voilà pourquoi c’est souvent serré, pourquoi aussi certains soirs les candidats semblent tous mauvais et d’autres soirs tous brillants. Pour moi, c’est une arnaque. Je prétends que la performance d’érudition est aussi honorable que bien d’autres, cette émission passe pour la plus honnête de toutes les compétitions en ce domaine, et elle est biaisée. Je pourrais profiter de cette découverte pour y retourner en optimisant mes chances, je ne l’ai toujours pas fait. Ecoeuré.


 Routine

    Elles sont rarement passionnantes, ces réunions, mais puisqu’elles se font par téléphone, que je suis seul dans mon bureau, nous sommes dispersés sur plusieurs villes, au pire je pourrai m’évader sur Internet. C’est qu’à la communication on a droit à Internet, forcément, il faut se tenir au courant de beaucoup de choses.
          Communication interne, le journal de la Direction Régionale, c’est pour moi, plus question de musarder sur le net… et en même temps je ressens comme une agitation inhabituelle dans le couloir. J’expose l’état d’avancement des articles, en somme ce que la Direction entend faire savoir sans obliger personne à en prendre connaissance, ce n’est pas comme certains le pensent une note de service sur papier glacé. Donc, ce qu’il faut rendre agréable et gratifiant à lire avec les techniques éprouvées du journalisme, c’est justement mon métier. J’aimerais y mettre ce qui fait qu’on a encore plus envie de lire, le petit grain d’impertinence recommandé par les spécialistes de la chose, mais j’ai renoncé à le défendre. Quelques questions du chef sur certains articles, je réponds. Pas de souci pour cette fois, j’ai rempli mon rôle, j’ai passé l’obstacle. Ce n’est pas toujours aussi tranquille. Pourtant, il me semble que cette journée ne va pas être comme les autres.
      Suite de ma réunion. Communication externe, avec les collectivités locales, les manifestations d’impatience de ceux qui n’ont pas encore le téléphone mobile, les manifestations d’inquiétude de ceux qui ont peur des antennes-relais (parfois aux mêmes endroits). La routine. D’où vient cette agitation dehors ? Communication externe encore, et relations avec la presse, pas la nôtre, vraiment le Dauphiné Libéré et les autres. Rien d’extraordinaire, quelques communiqués en cours, dont il faudra surveiller comment ils seront bien ou mal ou pas du tout repris, cette presse-là n’est pas comme moi aux ordres. La routine encore, même plus la mienne, sauf que je pourrai peut-être y puiser des sujets pour mes articles à moi et donc j’écoute. Mais qu’est-ce qui se passe dans le couloir ?
           Jean-Claude, qui n’est pas à la com donc pas concerné, qui déboule dans mon bureau, en se fichant bien de ce que je suis en réunion ! D’ordinaire c’est quelqu’un de placide, proche de la retraite et qui a donc passé l’âge de l’ambition, de l’indignation et des coups de sang.
             ― Tu as vu ce qu’ils ont fait, ces cons de musulmans ??
            Il pète les plombs ou quoi ?? Je ne lui connaissais pas ces tendances, limites racistes même si une religion n’est pas une race. Je l’invite sèchement, du geste, à cesser de perturber ma réunion avec mon chef et le reste de l’équipe. Et puis je me rends compte qu’il n’est pas seul dans cet état. On m’invite à me connecter sur le net, sur les actualités. L’horreur. J’ose interrompre le dircom dans ses explications, je me permets de lui dire qu’il se passe des choses graves, que la presse ne risque pas de parler de nous quoi que nous fassions dans les jours prochains. Il le prend mal.
            ― Dis voir, tu regardes le net pendant que je parle ??
         Attention, je suis déjà un peu dans son collimateur. Mais c’est trop énorme. J’insiste, j’ai du mal à expliquer, c’est tellement inouï. Il se fait encore plus clairement menaçant. Et puis il apprend, je ne sais comment, que l’action de l’entreprise est passée en une heure de 35 à 25 euros, du jamais vu, et cela lui parle soudain mieux que mes laborieuses explications de ce qui en est la cause. Je le laisse pérorer et regarde encore l’écroulement des tours, et peut-être d’un certain monde.
              Nous sommes le 11 septembre 2001.

 

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